Un taglit est un séjour organisé de découverte de la terre sainte proposé gratuitement aux jeunes juifs. Bien qu'elle ne soit pas pratiquante, et peu tentée par le côté éducatif de l'organisation, Sarah Glidden s'y embarque, avec son amie Mélissa. Ce roman graphique autofictionnel s'aventure – timidement – dans la découverte de la complexité de l'identité juive, mais aussi du conflit israëlo-palestinien.
Kiss Me, I’m Jewish : Sarah Glidden ramène la balle au centre
Ce roman graphique autobiographique1 commence une année indéterminée après le 11 septembre, alors que Sarah Glidden saute le pas : prenant congé de son petit ami Jamil et de Brooklyn, elle s’inscrit à un Birthright Trip pour Israël. Glidden explique, pour les non-initiés, que le birthright trip (ou taglit) est une initiative d’Israël, financée aux deux tiers par des fonds privés, pour que les jeunes juifs de la diaspora puissent un jour découvrir la terre sainte. Pour son retour au pays qu’elle qualifiera plus tard d’ « oncle embarrassant » (2010 : 109)2, voire de « célébrité à la vie tapageuse qu’on approche enfin de (trop ?) près » (2010 ; 29), Sarah choisit la compagnie de voyages organisés « Israel Experts », option séjour à visée historique et politique. En grande partie parce que le voyage est gratuit, elle n’a pas trop de mal à convaincre Melissa, une de ses rares amies juives new-yorkaises, de l’accompagner. Critique à l’égard de la politique d’Israël, lectrice assidue du New York Times, et fiancée à un goy – pakistani-américain de surcroît – Sarah incarne une judaïté si explicitement progressiste qu’on en vient presque à oublier de se demander pourquoi, outre l’occasion de voyager à peu de frais, elle choisit de s’embarquer dans un voyage organisé durant lequel un discours forcément orienté lui sera imposé, et dont une des règles explicites est de ne pas s’éloigner du groupe.
Aussi, on n’est pas trop surpris lorsque Melissa, l’alter-ego consensuelle de Sarah, peste dans un kibboutz parce qu’il n’y a pas de lait de soja pour agrémenter son café, ou esquisse juste quelques poses de yoga dans l’aéroport de Newark lorsque des employés zélés de la compagnie israélienne la soumettent à une fouille rapprochée car sa judaïté sans Bat Mitzvah leur paraît par trop suspecte. On ne s’y trompera pas : Sarah et Melissa se réclament de la grande famille bien-pensante « liberal humanist » de New York. D’ailleurs, une des ambitions de Sarah n’est autre que de faire la lumière sur la question palestinienne grâce à un séjour de deux semaines en Israël, rien de moins. Évidemment, c’est cette prétention qui sera majoritairement mise à mal dans ce roman graphique dont la forme s’apparente à celle d’un carnet de voyages – ce qui n’est pas sans rappeler les ouvrages de Guy Delisle et, de manière plus générale, toute une tradition de reportage dessiné.
How to Understand Israel in 60 Days or Less est une création en deux temps ; c’est peut-être pour cette raison que ce roman graphique garde la saveur (mais aussi l’incomplétude) du climat d’immédiateté dans lequel il fut tout d’abord conçu. S’inspirant du conseil du créateur alternatif de bandes dessinées James Kochalka, pour lequel chaque jour appelle une planche, Glidden dessine tout au long de son taglit. Elle réalise ensuite des chapitres photocopiés en noir et blanc, qu’elle met en ligne sur son blog. Le succès de cette entreprise lui permettra d’ailleurs de présenter certains de ces travaux au festival MoCCA à New York. La couleur (et l’aquarelle) viendront par la suite, après que la légendaire maison d’éditions DC Comics a offert à Glidden la possibilité de publier la version complète de son travail au sein de la filiale Vertigo. Parodique de ces manuels de self-help ou how to qui fleurissent sur les étals des librairies anglo-saxonnes, le titre même du comic de Glidden moque la prétention de son personnage principal – et donc de son auteur – d’y voir clair sur la situation au Moyen Orient, tout en naturalisant le côté gentiment didactique de l’ouvrage. Car comme on pouvait s’y attendre, au plus le taglit avance, au plus les ambitions de Sarah s’effritent – jusqu’au moment de crise ultime, où une conférence à l’International Hall sur l’histoire de la création d’Israël (sous l’œil de l’imposant portrait du sioniste Theodor Herzl), rappelle Sarah à certaines réalités délicates. La plus perturbante de ces réalités est sans doute que, dans la période de l’entre-deux guerres, les Juifs d’Europe n’avaient pas d’autre choix pour fuir l’antisémitisme grandissant que d’acheter des terres en Palestine, ou de s’embarquer pour les États-Unis, qui, de toute façon, réservaient des quotas pour les populations juives dès 1925. Se demandant à ce moment-là si le lavage de cerveau prédit par son fiancé Jamil n’est pas en train de la faire irrémédiablement basculer dans le camp des « bad guys » (2010 ; 103) – et donc de la couper des certitudes confortables de sa vie new-yorkaise –, Sarah se reconnaît finalement un lien avec Israël, qui reste toutefois irréconciliable avec sa volonté de condamner le pays pour son implication dans le scandale palestinien. Les moments les plus réjouissants et les plus loufoques de ce roman graphique sont sans doute ceux où Sarah s’abandonne à imaginer un tribunal où elle est à la fois la plaignante, l’accusée, et les jurés, dans un procès où ses multiples personnalités ne parviennent jamais à se mettre d’accord sur la véritable teneur idéologique du taglit. Cependant, le tribunal imaginaire de Sarah peine à se décentrer de ses multiples persona et à s’appliquer à d’autres qu’elle-même. Ce tribunal aurait été bien opportun, en effet, pour se montrer davantage critique envers la performance de Gil, le leader charismatique du groupe, lorsque au cours d’une visite à Masada, il présente une version héroïque de l’histoire de la résistance des Sicaires contre les Romains. Cette résistance à prendre parti est d’autant plus surprenante que Sarah perçoit, à juste titre, que la version de Gil passe sous silence le fanatisme des Sicaires tel qu’il est décrit dans les textes anciens de Josèphe, et que l’histoire de Masada a été utilisée pour galvaniser les troupes israéliennes (ainsi que les jeunesses juives de la diaspora qui s’embarquent dans un taglit).
Dans une interview accordée à ActuaBD3, Glidden remarque, à propos de la situation au Moyen Orient que, dans un contexte américain, « les commentaires que l’on entend sont très tranchés, soit anti-israéliens soit anti-palestiniens ». La vision qui émerge de ce roman graphique est certes modérée, à l’unisson avec l’aquarelle policée de Glidden et son trait ultra-simplifié (voire asexué), mais le problème de positionnement reste entier. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’être pro-palestinien, ou pro-israélien. Il s’agirait plutôt d’être contre toute forme de censure artistique, y compris la sienne propre, surtout lorsque cette censure affadit les terribles contradictions qui gangrènent l’âme humaine, fut elle juive ou hindoue. Et le roman graphique de Glidden semble presque se perdre ou se diluer à force, justement, de ne pas vouloir se perdre, à force de recadrer les errances de son personnage, et de ramener la balle au centre. Car c’est bien un statu quo auquel nous convie Glidden, pas seulement personnel, mais artistique – un voyage initiatique couleur pastel, pour ainsi dire, en accord plus-que-parfait avec les aquarelles du comic au cours duquel on a bien du mal à retrouver l’intensité des influences dont l’auteur se réclame : Marjane Satrapi (Poulet aux Prunes, Persepolis), Art Spiegelman (auteur du célèbre Maus et de In the Shadow of No Towers), et Joe Sacco (Palestine, Gaza 1956). A contrario de Maus dans lequel Spiegelman, pour essayer de pénétrer l’expérience interdite – du père déporté, de la mère morte, de l’autre, forcément inaccessible – va jusqu’à faire éclater la conscience du narrateur (et parfois, l’agencement ordonné des planches du comic), le roman graphique de Glidden reste marqué, malgré quelques envolées remarquables, par la réticence à savoir, ou à trop se dévoiler.