Le double et son ombre : Le je(u) autofictionnel de The Alcoholic

alcoholicThe Alcoholic est un roman graphique, fruit de la collaboration entre l’écrivain new-yorkais Jonathan Ames et le dessinateur Dean Haspiel1. Publié en 2008 au sein de la filiale Vertigo de DC Comics, cet ouvrage se présente comme un récit semi-autobiographique dont les illustrations mettent en scène les déboires d’un écrivain alcoolique, un certain Jonathan A... Une œuvre d'autofiction.

La présence, dans la diégèse, d’un personnage qui exerce la même profession et porte un nom ressemblant étrangement à celui de l’auteur du roman graphique n’est pas sans provoquer un doute chez le lecteur. L’accroche de la quatrième de couverture perturbera d’autant plus ce dernier :

In the proud tradition of drunken writers everywhere, comes the tale of Jonathan A., a boozed-up, coked-out, sexually confused, hopelessly romantic and of course, entirely fictional novelist — who bears only coincidental resemblance to real-life writer Jonathan Ames […]

S’agit-il de faits réels ou de fiction ? Telle est la question qui se dégage de cette accroche en particulier, et de l’ouvrage de manière plus générale. La « ressemblance fortuite » entre le protagoniste du récit et l’écrivain réel, à la fois homonymique et biographique, nous invite donc à classer The Alcoholic dans un genre hybride et ambigu que l’on appelle l’autofiction. Bien que ce terme ait autant d’adeptes que de détracteurs — en raison du fait qu’il s’agit d’un concept dans l’air du temps, bien souvent utilisé de façon très large et peu claire — il nous semble que, correctement défini, il caractérise bien ce roman graphique qui ne manque pas d’originalité.

Le terme «autofiction» apparaît pour la première fois en 1977 dans le livre de Serge Doubrovsky intitulé Fils. L’auteur français définit ce néologisme comme une « fiction d’événements et de faits strictement réels2 », insistant sur le composant réel de l’œuvre à l’inverse de critiques tels que Gérard Genette, Vincent Colonna ou Philippe Gasparini  qui, eux, mettent l’accent sur son caractère fictionnel. Gasparini, par exemple, parle de « fictionalisation de soi en littérature3 ». Cette divergence d’opinion est quelque peu surmontée par le critique espagnol Manuel Alberca qui propose une nouvelle définition dans son ouvrage intitulé El pacto ambiguo : de la novela autobiográfica a la autoficción. Pour lui, l’autofiction est « un roman ou un récit qui se présente comme fictionnel, dont le narrateur et le protagoniste portent le même nom que l’auteur4 ». The Alcoholic correspond parfaitement à cette dernière définition.

Le narrateur et protagoniste de ce roman graphique est en effet « un écrivain entièrement fictionnel » appelé Jonathan A., qui entraîne le lecteur dans un jeu sans fin entre réalité et fiction. Le pacte de lecture – c’est-à-dire le contrat que l’auteur (et son éditeur) passe avec le lecteur, le guidant vers une lecture totalement fictionnelle ou à l’inverse référentielle – est dans ce cas-ci ambigu5. Bien sûr, ce pacte de lecture ne saurait et ne doit pas être résolu. Il ne s’agit donc pas d’énumérer les moindres ressemblances entre la vie de Jonathan Ames et de son avatar fictionnel Jonathan A., ni de savoir exactement où s’arrête la réalité et où commence la fiction, mais bien de se laisser prendre au jeu d’un auteur qui sait que lorsqu’on se remémore, on s’invente, tout comme lorsqu’on s’écrit.

alcoholicLe caractère autofictionnel de l’œuvre se distingue avant tout par un jeu de doubles entre auteur et protagoniste. L’exemple le plus frappant de cette fragmentation est sans nul doute le double je(u) illustré sur la couverture. On y découvre en effet, dessiné sur une serviette en papier, à côté de ce qui semble être un verre à cocktail, la silhouette d’un homme droit, les bras le long du corps. L’ombre de cet homme de papier, au lieu de lui ressembler, se détache comme un double indépendant, le corps à la renverse et la bouteille à la bouche. Le dédoublement est donc double, si l’on peut le dire. D’une part, cet homme et son ombre inversée représentent la dualité du protagoniste qui se bat entre lucidité et errance alcoolique. D’autre part, on peut interpréter ce jeu de doubles comme un procédé autofictionnel accentuant l’ambigüité entre protagoniste et auteur, l’écrivain réel que le lecteur devine penché au dessus de cette illustration, un verre à sa portée. En évoquant la fragilité de la frontière qui sépare la fiction de la réalité, l’ambivalence qui se dégage de la couverture nous rappelle aussi la célèbre phrase de Rimbaud : « Je est un autre ». En effet, le jeu d’ombres ou de doubles que l’image articule fonctionne comme une métaphore à travers laquelle l’auteur prévient le lecteur : «Attention, celui que je raconte est à la fois moi et pas moi». 

Parfois forcé de prendre conscience de la relation quasi-anagrammatique qui existe entre les mots auteur et autre, le lecteur pourra s’interroger sur cette problématique de la double représentation dans le texte même à plusieurs reprises. Par exemple, lorsqu’il se remémore son parcours d’alcoolique qui est tout sauf glamour, Jonathan A. vit ce qu’il appelle une « out-of-body experience » (2008 : 21) dans laquelle son esprit – sain – se détache de son corps sous influence. Graphiquement, ce dédoublement donne lieu à une figure spectrale du protagoniste et narrateur qui survole non seulement son propre corps, mais aussi le fragment d’histoire remémorée que cet «auteur de substitution» est en train de narrer. Ce détachement est d’autant plus ambigu du fait que la narration est, semble-t-il, simultanément prise en charge par un autre double, celui de l’auteur extérieur, Jonathan Ames, qui raconte son avatar fictionnel, Jonathan A., lui-même confronté à son ombre alcoolique au sein du récit. Si vous n’avez pas tout compris, c’est sans doute parce que la thématique autofictionnelle de The Alcoholic n’a de cesse de problématiser la distinction entre perception et illusion, notamment en emboîtant narration et fiction dans un schéma qui s’apparente aux figurines des  «poupées russes». L’alcool et la drogue dont l’écrivain de papier (aussi narrateur) use et abuse dans la diégèse sont autant de substances psychotropes qui renforcent cette problématique de perception et accentuent le jeu de doubles et le double je(u) de détachements, à la fois physiques et métaphoriques, qui traversent l’ouvrage.

L’intrigue du roman graphique débute avec le réveil de son alcoolique éponyme. Nous sommes au mois d’août 2001, lorsque Jonathan A. émerge d’une sorte de coma éthylique dans une voiture à côté d’une vieille dame aux allures de gnome dont les manières et les intentions sont pour le moins directes. Comment a-t-il pu en arriver là ? En se posant cette question, le narrateur-protagoniste s’adresse directement au lecteur et apporte une réflexion sur l’ambiguïté et le caractère fragmenté de la narration autofictionnelle : « This story, as I’m telling it, I realize, is going to be a mix of the distant past and the less-distant past. That’s the way life is, I think — a constant stumbling forward with a reel of memories always unspooling » (2008 : 33).

L’histoire de Jonathan A. commence en effet 22 ans plus tôt, en 1979, à l’âge où il boit sa première bière avec son ami Sal. Cette rencontre le conduit à boire tous les week-ends durant les deux années qui suivent. Malgré tout, Jonathan A. reste un passionné de sport et de littérature qui obtient de bons résultats scolaires sans difficultés. Un soir, une bouteille de bourbon et des magazines de charme entraînent les deux amis dans un unique rapport sexuel qui aura des répercussions traumatiques et psychologiques importantes pour les deux personnages. Sal met d’ailleurs progressivement fin à leur amitié à la suite de cet événement – une décision dont Jonathan A. ne se remettra pas.



1 Ames, Jonathan et Dean Haspiel. The Alcoholic, New York: DC Comics (Vertigo), 2008.
2 Doubrovsky, Serge. Fils, Paris : Gallimard, 1977, p. 10.
3 Gasparini, Philippe. Autofiction : Une aventure du langage, Paris : Seuil (Poétique), 2008, p.110.
4 Alberca, Manuel. El pacto ambiguo : de la novela autobiográfica a la autoficción, Madrid : Biblioteca Nueva (Estudios críticos de literatura, 30), 2007, p.158 (ma traduction).
5 À la différence, par exemple, du pacte autobiographique clair et sans ambiguïtés qui stipule que le nom constitue un critère essentiel afin d’établir la relation entre auteur, narrateur et protagoniste.

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