Interrompu dans l’évocation de ses souvenirs par l’arrivée de policiers à la fenêtre de la voiture, Jonathan A. s’enfuit sur la plage de Asbury Park, New Jersey, où il s’enterre dans le sable. Ainsi caché, il poursuit la narration de ses mésaventures. Il évoque ses études à Yale, qu’il réussit passablement tout en continuant à chercher dans l’alcool le romantisme et la carrure que lui inspirent ses lectures de Jack Kerouac et d’Ernest Hemingway. En effet, ces auteurs, plusieurs fois mentionnés dans le roman graphique nourrissent les rêves d’aventures du jeune protagoniste. La figure d’Hemingway, tout particulièrement, renvoie aussi à une certaine conception de la masculinité. D’un côté, on peut interpréter ce désir de ressemblance par un besoin pour Jonathan A. d’oublier son expérience homosexuelle avec son ami Sal. D’un autre, il s’agit aussi pour le protagoniste de se forger un modèle, une sorte de «masculinité de substitution» qui lui permettrait d’intérioriser des qualités telles que le courage ou la volonté – qualités qui lui font défaut tout au long du récit – afin de devenir un homme capable de faire face à ses démons.
Deux mois après l’obtention de son diplôme, un autre événement vient bouleverser la vie de Jonathan A. : la disparition de ses parents dans un accident de voiture. Dès lors, sa famille se réduira à sa grand-tante Sadie. Après un séjour de neuf mois à Paris, le jeune homme connaît un nouveau tournant lorsqu’il se réveille à l’intérieur d’une poubelle, couvert de vomi, triste résultat de sa première nuit sous cocaïne. Il fait alors une cure de désintoxication qui lui ouvre les yeux sur son mal-être et le pousse à revoir Sal pour s’expliquer. Ce dernier lui avoue enfin que leur «rupture» est due à son homosexualité et à son amour impossible pour Jonathan. Cette confession scelle la dernière rencontre des deux amis.
À cette époque là, Jonathan A. travaille comme chauffeur de taxi et lit beaucoup les romans de Raymond Chandler et Dashiell Hammett, les créateurs du hard-boiled américain. Il se met alors en tête de devenir, lui aussi, auteur de romans policiers. Le protagoniste de ses romans, Max Irwin, est le traditionnel antihéros pragmatique et désillusionné qui, paradoxalement, lutte encore pour un certain sens de la justice dans un monde corrompu. Le détective du hard-boiled, à l’instar de personnages comme Philip Marlowe et de Sam Spade, incarne une conception très virile de la masculinité. Comme le décrit Jopi Nyman dans son livre dédié au genre en question intitulé Men Alone6, la personnalité bien trempée et la force de conviction sont les principale caractéristiques du détective ‘dur à cuire’ – des traits de personnalité dont Jonathan A. est tout sauf proche.
Pour autant, Max Irwin partage certains points communs avec son auteur : c’est un jeune juif, chauffeur de taxi, qui porte les deux prénoms, inversés, de son père. Ce personnage symbolise donc le désir de son créateur – lui aussi un personnage – de dominer son ombre nuisible et de redevenir un homme ‘droit’ et ‘fort’. De plus, ces textes dans le texte, intéressantes mises en abyme, permettent une réflexion sur le processus d’écriture de l’autofiction puisqu’ils mettent en scène le personnage d’un personnage qui, en dernière instance, renvoie à l’auteur réel de The Alcoholic : Jonathan Ames.
La vie de Jonathan A. est alors rythmée par quatre composantes : écrire, rester sobre, se tracasser pour son début de calvitie et rendre visite à sa grand-tante Sadie les dimanches pour jouer aux cartes. En 2000, il rencontre une femme dont il tombe immédiatement amoureux et avec qui il vit une passion de 9 mois. Afin de « protéger son identité » (2008 : 71), il appelle cette fille d’après le nom de la ville dans laquelle elle se trouve. Ainsi elle devient successivement Manhattan, San Francisco, Chicago et Seattle. Ce procédé fonctionne comme un jeu avec le lecteur et tend à indiquer que les faits relatés, au sein de cette fiction, peuvent être perçus comme bel et bien réels. De retour à New York, c’est en découvrant cette femme avec un autre homme que Jonathan A. se remet à boire, ce qui provoque son réveil dans la voiture d’une vieille inconnue et sa fuite précipitée devant les policiers. Par la suite, l’ «Alcoolique» connaît une véritable descente aux enfers. Il se rase la tête et se trouve dans un perpétuel état second, presque incontinent à cause d’un côlon irritable, ce qui le rend à la fois attachant et pathétique.
Les événements du 11 septembre le frapperont de plein fouet et seront pour lui une sorte de révélation sur la laideur du monde, dont le pessimisme ressort dans le passage suivant :
Man was too destructive, too lost. He would always be at odds with himself and with nature. It’s perhaps too apt a metaphor, but collectively man was like a gigantic alcoholic — he knew better but he couldn’t help but destroy himself and everything around him. My little detective novels were my fantasies — where justice could prevail, though always just barely, and usually at great cost. So 9/11 confirmed my truest feelings about man — that we were hopelessly imbalanced, that suffering and destruction would always rule (2008 : 101).
L’homme, lorsqu’il est en groupe, est donc comparable à un alcoolique autodestructeur pour Jonathan A. Cette prise de conscience entraîne le protagoniste dans une spirale négative. Rien ni personne ne lui permet de sortir de cette détresse, pas même une rencontre avec le charismatique Bill Clinton. La disparition de son ami d’enfance Sal, mort du Sida, enfonce encore un peu plus Jonathan qui passe à l’héroïne. Il lui faut deux jours pour être présent au chevet de sa grand-tante Sadie, hospitalisée après une mauvaise chute. Cet abandon marque le protagoniste et lui ouvre en partie les yeux sur sa dérive. C’est finalement Sadie elle-même qui trouve les mots pour raisonner ce personnage déchu : « You don’t get everything you want in life » (2008 : 13). Jonathan A. prend alors la résolution de ne plus jamais boire. Comble de l’ironie, cependant, c’est devant la porte d’un bar annonçant un happy hour que le personnage prend cette décision.
Cette autofiction à la fois directe, comique, triste et perturbante est, en définitive, l’histoire d’un écrivain qui tente de se (re)trouver ; un auteur qui reconnaît que « my favorite writers are almost always alcoholic » (2008 : 36) et que « I’ve always disliked myself more than I’ve liked myself » (2008 : 60). The Alcoholic est un récit qui décrit sans tabous sexe, drogue et effets de l’alcool. L’excès est d’ailleurs au centre de la vie du personnage dont les excentricités rappellent celles des héros de Kerouac, Hemingway et Chandler. À l’instar de ces auteurs, le protagoniste définit sa vie comme « frivolous and ridiculous and meaningless » (2008 : 100) – une vie régie par une maxime : « I’m wrong and you’re wrong » (2008 : 101), c’est à dire « personne n’a raison », « personne ne peut comprendre».
Jonathan A. souffre d’ailleurs de ce qu’il appelle le « sin of destruction » (2008 : 121) mais finit par se rendre compte qu’on ne peut pas tout avoir dans la vie et que tout cela n’est en fait qu’une affaire d’ego : « My ego wanted me to be a hard-drinking writer, a romantic figure » (2008 : 135). Ce narrateur protagoniste aurait voulu être le personnage d’un roman d’Hemingway ou de Chandler, un homme, « un vrai », à la fois dur et tourmenté. Et c’est peut-être pour ces raisons que Jonathan A. créa Max Irwin dans ses romans, tout comme Jonathan Ames créa Jonathan A. dans une autofiction pleine d’imagination et d’ambiguïté.
Antoine Dechêne
Novembre 2013
Antoine Dechêne est chercheur boursier au sein du service de littératures anglaises et américaines modernes ainsi que du CIPA. Ses recherches, financées par Belspo dans le cadre d’un programme PAI, portent sur le roman policier métaphysique.
6 Nyman, Jopy. Men Alone : Masculinity, Individualism, and Hard-Boiled Fiction, Amsterdam : Rodopi (Costerus New Series : 111), 1997.