En corps de bataille. Bref regard sur la carrière de Raimund Hoghe

Dans le milieu de la danse où doivent régner bien souvent, à l’instar des images médiatiques de notre société, des corps jeunes, élancés et athlétiques, Hoghe invite d’emblée à la déportation du regard et l’acceptation du hors-norme. On le comprend aisément, à travers la question du corps en scène, c’est tout le schéma de nos perceptions et de nos représentations qui est appelé à se renouveler, le chorégraphe déplaçant les frontières entre l’intime et le commun, le biographique et le politique, le sentiment et l’action, le souvenir et l’événement, le tangible et l’impalpable, l’onirique et le réel. Ce grand travail de décentrement repose bien entendu sur une poétique du corps engagé. Hoghe ne cesse d’ailleurs de citer Pasolini qui invite à « jeter son corps dans la bataille2 ». Ce sont ces mots qui lui ont donné la volonté de monter sur scène et de lutter, à sa manière, contre l’uniformisation des apparences et des sentiments, contre la réification de l’être humain à travers le formatage des images. De manière presque rituelle semble-t-il, Hoghe applique littéralement ces mots au début de ses spectacles, en entrant seul et le premier sur scène.   

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S’il garde de son travail avec Pina Bausch la volonté de rechercher à travers la forme l’émotion significative, le goût du travail du mouvement à partir du geste quotidien, et une forme de stupeur face à ce qui est censé relever de l’évidence, Raimund Hoghe a développé dans son écriture minimaliste un certain nombre de traits personnels. Simplicité extrême de la composition, conception par juxtaposition de fragments narratifs, établissement de jeux de scène à caractère cérémoniel, importance primordiale de la musique et goût pour le patrimoine populaire, dénudement de la scène pour travailler avec une infinie finesse les jeux d’ombres et de lumière, recours fréquent au « dos public » donnant à voir le « verso » de la danse et des danseurs, sensibilité exacerbée pour le fugitif ou le disparaissant. 

sijemeursSi je meurs laissez le balcon ouvert est sans doute l’un des chefs-d’œuvre de Hoghe, au sens où le spectacle accomplit parfaitement ces différents aspects, tout en s’inspirant d’un travail chorégraphique étranger. En effet, créée en 2010, dans le cadre du Festival Montpellier Danse, l’œuvre se présente comme un hommage à Dominique Bagouet, danseur et chorégraphe, figure cruciale de la nouvelle danse française, fondateur du Festival en question, décédé des suites du sida en 1992. sijemeursConstruit comme un long cérémoniel, le spectacle, qui doit son titre à un vers de Federico Garcia Lorca, multiplie bien sûr les allusions au travail chorégraphique de Bagouet (citations de phrases chorégraphiques, emprunts de traits stylistiques, évocations diffuses de sa personnalité), mais convoque plus largement, non sans magie et fantaisie, les idées de perte et de souvenirs, de disparition et d’héritage, d’abandon et de réconciliation. Inévitablement, d’autres fantômes que Dominique Bagouet traversent la scène, à commencer par celui de Pina Bausch. Les 8 danseurs qui accompagnent Hoghe, hésitent eux-mêmes, selon les moments, entre incarnation et dissolution. Travaillant au corps la dilatation du temps, alternant sur le plateau sensations de présences et d’absences comme autant de marées montantes et descendantes, Raimund Hoghe plonge le spectateur dans une mélancolie flottante et durablement envoûtante.  

 

Dick Tomasovic
Octobre 2013 

 

crayongris2Dick Tomasovic  enseigne les théories et pratiques des arts du spectacle au Département des Arts et Sciences de la communication.

 


 

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Si je meurs laissez le balcon ouvert, Raimund Hoghe

Dans le cadre de l’Année de l’Allemagne à l’Université de Liège
Avec le soutien du Goethe Institut Brussel
Théâtre de Liège, Salle de la Grande Main, le  15/11/2013.

www.theatredeliege.be

Toutes photos : © Rosa Frank

 



2 Ce sont encore ces mots qui donnent le titre au récent et captivant ouvrage consacré à l’artiste: Mary Kate Connolly (edited by), Throwing the Body into the Fight, A portrait of Raimund Hoghe, University of Chicago Press, 2013.

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