J.-Th. de Bavière, un singulier prélat
Au contraire de plusieurs de ses homologues – dont François-Charles de Velbruck (1719-1784) –, le prince-évêque Jean-Théodore de Bavière (1703-1763) laissa une piètre image  dans la mémoire des Liégeois. Velléitaire autant que porté sur les plaisirs du siècle, il n'a pas manqué d'attirer l'attention des historiens, dont plusieurs de l'Université de Liège.

jozic « Ces deux belles âmes entretiennent ensemble à grands fraix [sic] une femme avec son mari qui est l'avocat fiscal Henri. Le mari et les deux chanoines en jouissent chacun à son tour de connaissance publique. On dit dans toute la ville que celle-ci a été gagnée par une somme d'argent et a menacé les deux chanoines de ne plus lever la chemise pour eux s'ils ne donnoient [sic] leur voix au prince Théodore, ce qu'ils ont fait. Tout ceci cour [sic] les rues depuis hier. » Voilà le bruit qui circulait dans la capitale de la principauté de Liège, peu avant l'accession du duc Jean-Théodore de Bavière au trône de Saint-Lambert le 23 janvier 1744, et qui est rapporté par l'historien Daniel Jozic dans son ouvrage Liège entre guerre et paix. Contribution à l'histoire politique de la Principauté de Liège (1744-1755), publié en 2013 aux Presses Universitaires de Liège.

Cette élection d'un Wittelsbach, qui occupait déjà les sièges épiscopaux de Ratisbonne (1719) et de Freising (1727), fut précédée d'une âpre opposition entre les partisans de la puissante famille bavaroise qui avait précédemment donné plusieurs souverains à la Cité mosane et ceux qui préféraient porter leur suffrage – comme initialement le comte d'Ingelheim et le baron de Hasselbrouck évoqués plus haut, chanoines de leur état – sur un évêque « patriote », autrement dit du terroir. Lutte d'autant plus serrée que les intérêts de plusieurs Puissances étrangères s'y greffaient : la France du roi Louis XV, pour qui le Pays de Liège avait vocation d'être un « protectorat courtois » ; l'Autriche de la jeune souveraine habsbourgeoise Marie-Thérèse, dont la dynastie était traditionnellement opposée aux Bourbons.

Bien que n'étant pas une personne « de grande naissance », Madame Henry (autre graphie relevée dans les sources) était pourvue, le charme et l'or bavarois aidant, d'arguments suffisants   pour faire pencher la balance du côté de la Maison de Bavière. Celle-ci, du reste, présentait des avantages appréciables : Jean-Théodore était d'illustre extraction et n'était autre que le frère de Charles VII, empereur depuis 1742 d'un Saint-Empire allié de Versailles. Il n'empêche que l'issue du scrutin resta longtemps incertaine, du fait même de l'existence de la parité de voix entre les deux factions (22 contre 22). C'est la venue in extremis à Liège en plein hiver de l'électeur de Cologne Clément-Auguste, autre frère de Jean-Théodore, qui fit tomber les dernières réticences du Chapitre cathédral,  institution politique essentielle du pays, notamment chargée de l'élection du prince-évêque.

Ce nouveau et lointain successeur de Notger, fils de Maximilien-Emmanuel et de Thérèse-Cunégonde Sobieski, laissera une piètre image dans la mémoire principautaire. À sa décharge, il convient de faire remarquer qu'après le règne paisible de Georges-Louis de Berghes (1724-1743), grand ami des démunis, le sien (1744-1763) fut d'abord confronté aux affres de la guerre de Succession d'Autriche, conflit européen qui mit aux prises de 1741 à 1748 la Maison de France et celle d'Autriche. La principauté, jouissant officiellement d'une neutralité à la fois désarmée et perméable, devint tout de même alors le théâtre d'opérations militaires particulièrement meurtrières, au premier rang desquelles se détacheront les batailles de « Raucoux » (Rocourt, près de Liège) et de « Lawfeld » (Lafelt, près de Maastricht), respectivement le 11 octobre 1746 et le 2 juillet 1747. A quoi s'ajouteront les exactions commises par les troupes – françaises, autrichiennes, hollandaises et autres – prenant leurs quartiers d'hiver dans la principauté, se nourrissant sans vergogne sur le compte de ses habitants. Ce qui fera dire à Maximilien-Henri, comte de Horion et chanoine de Saint-Lambert :  « Cela va au delà de l'imagination. Ce pays est dévasté pour des années. »

Mais quel contraste entre les souffrances du peuple liégeois et les agissements de son prince ! Ce dernier, promu cardinal dès 1746, était certes d'un commerce amène, amoureux des beaux-arts et musicien à ses heures, porteur de surcroît d'une « science suffisante » acquise aux universités d'Ingolstadt et de Sienne ainsi que d'une connaissance solide de plusieurs langues de l'époque. Ces qualités étaient cependant desservies par un manque de fermeté préjudiciable à la gouvernance d'un État, ce qui en fit généralement un pion de la diplomatie française, même si Versailles « se méfiait de sa pusillanimité et de sa faiblesse de caractère ». Ce trait de sa personnalité est souligné par quantité de témoignages de son temps, dont celui du père Demarne, son confesseur : « Il en est de Jean-Théodore comme de la cire amollie dont on peut faire avec les doigts tantôt un aigle et tantôt une fleur de lys. »

À cet égard, ses longs et fréquents séjours à l'étranger, en Bavière d'abord, puis en France, n'ont évidemment rien arrangé. Si la population liégeoise s'est le plus souvent sentie abandonnée à son triste sort à la suite de ces absences répétées, celles-ci ont en tout cas laissé les coudées franches à des favoris avant tout soucieux de leur enrichissement personnel, sans parler de la toute-puissance de Maximilien-Henri de Horion, grand maître des affaires du pays et agent zélé de Louis XV. À un moment donné, il y eut bien un vent de révolte qui souffla au sommet du pouvoir contre ce premier ministre – « tout tremble près de ce fier à bras », avoue un contemporain – et dès lors contre le prélat qui avait mis sa confiance en lui, mais rien n'y fit, en dépit de l'appui fourni en sous-main à cette contestation par Vienne surtout et Londres. Tout rentra bientôt dans l'ordre, avec le retour en grâce de Horion, « l'argents [sic] de France » ayant bien arrangé les choses en l'occurrence : Versailles avait fait montre de plus de générosité que ses homologues autrichien et anglais... Lesquels, au demeurant, n'avaient pas honoré leurs dettes de guerre à l'égard de Liège au lendemain de la paix signée à Aix-la-Chapelle le 18 octobre 1748 et après le départ de la principauté des derniers contingents.

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