Le Dégoût : Histoire, langage, politique et esthétique d’une émotion plurielle

Le dégoût et les cinq sens

Le dégoût naît d’abord de déclencheurs physiques, liés au corps et aux cinq sens. Les chercheurs ne sont pas d’accord lorsqu’il s’agit de déterminer le sens privilégié de cette émotion, qu’il s’agisse du goût et de l’odorat, de la vue ou encore du toucher. On connaît la puissance des tabous alimentaires, et Alain Corbin (Le Miasme et la Jonquille, 1982) a bien montré comment la perception des odeurs – notamment l’intolérance croissante à l’égard des miasmes – pouvait conduire à de véritables transformations sociales, passant par des modifications urbaines, médicales, hygiéniques, etc. On sait que le toucher génère lui aussi parfois de profonds dégoûts, qui peuvent passer par la vue de substances repoussantes. L’ouïe, en revanche, occupe, peut-être, une position plus mineure dans ce contexte. S’il est aisé d’identifier des sons désagréables, pénibles, douloureux, voire insupportables, il est plus difficile d’identifier un dégoût proprement sonore. Le plus souvent il s’éveille lorsqu’un son évoque un phénomène lui-même perçu comme dégoûtant – le son du vomissement en est un bon exemple.

La plupart des spécialistes du dégoût choisissent comme premiers témoins les théoriciens du début de l'esthétique au 18e siècle, les auteurs privilégiés étant le plus souvent des écrivains ou philosophes des 18e, 19e et 20e siècles (Kant, Lessing, Freud, Nietzsche, Sartre, Bataille, Kristeva...) Mais les travaux récents révèlent le foisonnement des pistes documentaires possibles. L’utilisation et l’appropriation historique du dégoût avant cette période mérite également d’être considérée. Les vies de saints du Moyen Âge et de l’époque moderne par exemple, regorgent d’histoires de mystiques consommant des reliques de corps morts, altérant volontairement le goût de leur repas pour le rendre désagréable, touchant les lépreux et leurs plaies purulentes etc. Entrer en contact avec le dégoûtant permet dans ce contexte de vivre une expérience spirituelle supérieure, surmonter le dégoût étant un moyen de tendre vers la sainteté. La figure de la vieille sorcière terrifiante révèle aussi que traditionnellement, les corps de la vieillesse et de la féminité incarnent le dégoûtant. De même, le médecin goutant l'urine des malades afin d’établir un diagnostic ou encore, la sorcière composant une potion faite notamment de corps de bébés morts non-baptisés ou d'urine de crapaud, le cannibalisme et autres horreurs racontées dans les récits de voyage décrivant les mœurs perçues comme répugnantes de peuples réputés sauvages, sont quelques figures possibles, qui éveillent en nous, lecteurs contemporains, un sentiment de dégoût – ce qui ne signifie évidemment pas qu’elles étaient nécessairement perçues comme telles à l'époque où ces figures culturelles se manifestent.

Vers une esthétique du dégoût

Géricault

gericault2Au 18e siècle, au moment de la naissance de l’esthétique, les théoriciens du beau et de l’art se montraient réticents à l’idée de placer le dégoût dans le cadre des émotions esthétiques possibles. Kant ne les contredira pas. Mais on ne peut pas nier cependant qu’une certaine fascination peut parfois naître du dégoûtant. Se penchant sur « l’énigme du dégoût », Carolyn Korsmeyer (Savoring Disgust, 2011) a bien montré les éléments d’attraction de cette émotion ambivalente et comment des objets autrefois dégoûtants pouvaient devenir savoureux. Les exemples d’œuvres d’art pouvant relever de ce registre ne manquent pas : natures mortes, vanités classiques, œuvres d’art performatif, films d’horreur contemporains, etc. L’art contemporain ou d’avant-garde, en particulier, a notamment pris appui sur cette émotion, confirmant l’existence et la spécificité de cette esthétique singulière. La question mérite toutefois d’être posée : L’art peut-il tout montrer ? ou « Y a-t-il des limites à l’esthétisable ? » (Carole Talon-Hugon).

fly2La mouche (Kurt Neumann)

Politique et éthique du dégoût

Outre sa dimension physique, le dégoût est également une émotion morale et sociale, liée de près à la contruction de l’identité et dès lors aussi, de l’altérité. De nombreux transferts métaphoriques d’une réalité physique au domaine moral peuvent être opérés. La nature plurielle du dégoût se révèle avec force dans ce cadre plus politique, car si l’émotion est universelle, les sources qui lui donnent naissance varient de manière considérable en fonction des contextes culturels considérés.

Comme le suggère le cas de William Miller, lequel voit dans le dégoût le lieu où le corps et le politique se rencontrent, « the gatekeeper emotion » peut subir de nombreuses transformations politiques et sociales, à la fois au niveau macro-social et au niveau des relations humaines. Il suffit de penser au sentiment de dégoût à l’égard des autres peuples/races causé par la peur de la pollution du corps social ou à la répulsion plus intime et subjective qui nous entraîne à trouver certaines parties du corps, aliments ou pratiques sexuelles comme repoussants. Ainsi, outre le dégoût physique, il existe un dégoût éthique et moral, qui se manifeste sur le terrain politique et social. Le dégoût se dévoile alors dans un terrain qui se situe au croisement du métaphorique et de l’émotion physique.

La publication d’un ouvrage théorique inspiré, entre autres, d’une partie des contributions au colloque « Dégoût », est prévue pour 2014. Cet ouvrage permettra sans nul doute de sensibiliser un large public aux problématiques alimentaires et sensorielles, d’une grande actualité, tant sur le plan de la recherche scientifique que sur le plan culturel.

Michel Delville et Viktoria von Hoffmann
Novembre 2013 


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Michel Delville
enseigne la littérature comparée et la littérature américaine à l'ULg.

Voir son parcours chercheur sur Reflexions

crayongris2Viktoria von Hoffmann est Chargée de recherches FNRS à l’ULg. Spécialiste de l’histoire des cultures sensibles, elle publiera prochainement Goûter le monde. Une histoire culturelle du goût à l’époque moderne (Peter Lang, coll. "L'Europe alimentaire", sous presse).

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Edisgustposterwebn mai 2013 l’Université de Liège, le CIPA et le groupe de recherche FNRS « Cultures Sensibles » accueillaient un colloque international sur le thème du Dégoût. Adoptant une perspective résolument interdisciplinaire, cet événement (organisé par Viktoria von Hoffmann, Michel Delville et Andrew Norris) témoigne de la recherche menée au sein de l’ULg sur les problématiques alimentaires et sensorielles, domaines plus connus dans le monde anglo-saxon sous l’appellation de food studies et de sensory studies. Le programme complet du colloque peut être consulté ici.

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