Le Dégoût : Histoire, langage, politique et esthétique d’une émotion plurielle

Pourritures, cadavres en décomposition, corruptions organiques, insectes ou bêtes fourmillantes et grouillantes révélant une vie sourde des profondeurs, sécrétions et déchets corporels (sang, excréments, salive, plaies purulentes ou autres signes visibles de maladie), ordures… Nombreux sont les objets qui suscitent le dégoût et agressent chacun des sens : odeurs putrides, horreurs visuelles, matières repoussantes, saveurs dégoûtantes… Le dégoût est l’une des affections les plus violentes du système perceptif.

Titien - Marsyas

titianmarsyasLes sens sont touchés avec une immédiateté qui les entraîne irrésistiblement à l’écart de cet objet qui dégoûte, à détourner le regard, se boucher les narines, s’éloigner physiquement afin éviter la mise en contact avec le dégoûtant. Et pourtant, malgré la répulsion, quelque chose dans le dégoût fascine. Les artistes s’en emparent qui, dans la littérature, la peinture, l’art performatif ou le cinéma, s’efforcent de faire naître une émotion esthétique de ce qui au départ révulse, véritable « énigme du dégoût ». Y-a-t-il, dès lors, une esthétique possible du dégoût, ou faut-il au contraire décider, avec les premiers théoriciens de l’esthétique du 18e siècle, d’exclure le dégoût du cadre des émotions esthétiques possibles ? Comment définir le dégoût, malgré la multiplicité de ses objets ? Qu’en est-il de son histoire, tant du mot « dégoût » que du sentiment lui-même ? Quelles sont les relations qui unissent goût et dégoût ? Qu’en est-il du dégoût de soi ? Quel(s) est/sont le(s) sens privilégié(s) pour le dégoût ? Que dire, enfin, de la dimension éthique, politique et sociale d’une émotion qui pèse inévitablement dans les interactions humaines ?

Une « émotion » complexe

Le dégoût est une émotion éminement plurielle et ambivalente. Une question de recherche aussi large s’inscrit nécessairement dans une perspective interdisciplinaire, où se croisent les éclairages provenant de travaux menés en histoire, histoire de l’art, études littéraires, anthropologie, philosophie, sociologie ainsi qu’en psychologie. L’étude du dégoût est difficile, dans la mesure où il existe peu de traces de cette sensation, dotée d’une connotation très négative et souvent considérée comme ne méritant pas d’être notée. Longtemps laissé aux marges du savoir, le dégoût fait toutefois depuis quelques décennies l’objet de l’attention de chercheurs provenant des disciplines les plus variées (W. Menninghaus, W. I. Miller, C. Korsmeyer, A. Corbin, P. Camporesi…).

Les psychologues contemporains, tels que Paul Rozin, suggèrent que le dégoût a évolué principalement comme protection contre la nourriture malsaine. Selon cette hypothèse, le dégoût apparaîtrait beaucoup plus tard que l’aversion alimentaire dans le processus de développement de l’enfant, en l’occurrence entre l’âge de quatre et huit ans, à un moment où l’enfant a acquis la capacité d’intégrer et de conceptualiser le danger du poison et de la contagion et développé des moyens d’éviction des menaces de contamination. La plupart des spécialistes tendent cependant à voir dans le dégoût bien plus qu’une simple réponse émotionnelle ou physique. Le dégoût est aujourd’hui plus volontiers envisagé comme un concept philosophique et psychologique. De multiples définitions sont possibles : mécanisme de défense (« gatekeeper emotion », S. B. Miller) ; expression d’une « expérience de proximité non désirée » (W. Menninghaus) ou encore subversion de « l’exigence minimale de tolérance » responsable du déclenchement d’une « force puissante anti-démocratique » (W. I. Miller) ; réponse à l’insupportable ou l’incontrôlé, la grouillante et fourmillante vie organique, un phénomène décrit dès 1929 dans l’essai fondateur d’Aurel Kolnai, Der Ekel. Le pouvoir de nivellement et la pure intouchabilité de l’excrément, la peur de la contamination par la saleté et par les germes, le physiquement ou psychologiquement monstrueux, l’abject et, plus généralement, la conscience que ce que nous voyons ou sentons nous appartenir en propre échappe à notre contrôle et à notre compréhension, ce qui menace notre identité. Le dégoût renvoie par ailleurs souvent à la mort, ou plus précisément au passage de la vie à la mort et au processus de décomposition qui l’accompagne.

Du goût au dégoût

doregargantuaLe mot « dégoût » n’existe que depuis les 16e-17e siècles dans les langues française et anglaise. Il est construit par analogie avec le mot « goût », ce qui explique les nombreuses conceptions simplificatrices du dégoût comme envers du goût. Comme l’a notamment montré William Miller dans son ouvrage The Anatomy of Disgust (1997), cette erreur s’explique principalement par une proximité linguistique, une étymologie commune, en français comme en anglais – mais on le sait, ce n’est pas le cas dans toutes les langues, notamment en allemand. À cela on pourrait rajouter une raison historique : les premières occurrences du mot « desgoust » dans les dictionnaires modernes, notamment dans le Dictionnaire de l’Académie française (1694), se trouvent mentionnées dans l’article « goust ». Le dégoût y est alors défini comme un « manque de goust, un manque d'appetit ». Il est classé parmi les sensations gustatives et considéré comme une forme de déplaisir ou d’absence d’appétit. Mais progressivement, le mot « dégoût » tend à s’éloigner de l’univers gustatif proprement dit et renvoie à des phénomènes bien plus larges et plus complexes que le seul acte alimentaire. Il faut également garder à l’esprit que l’émotion existe bien avant l’invention d’un terme propre pour y renvoyer – les hommes du Moyen Âge ou de l’époque moderne utilisaient ainsi notamment le terme d’antipathie ; avant cela on retrouve les termes aedia, bdeluria, miaron… Il serait faux, aujourd’hui, de considérer le mot « dégoût » comme le simple contraire du goût ou de l’appétit, ou un synonyme de la répugnance. Il s’agit d’une émotion beaucoup plus complexe. Le désir, le plaisir et l’attirance, l’amour ou l’appétit représentent peut-être dans une certaine mesure la contrepartie – asymétrique – du dégoût, mais la richesse conceptuelle du dégoût est telle qu’il n’existe pas, à proprement parler, de véritable antonyme. L’infinité des objets possibles du dégoût révèle à elle seule déjà la simplification outrancière de cette définition. Il est significatif à cet égard de noter que le mot allemand Ekel, contrairement à son équivalent français ou anglais, ne place pas le dégoût dans une position antagonique au goût – c’est aussi le mot utilisé par la plupart des traducteurs pour renvoyer à La Nausée de Sartre.

Les pèlerins mangés en salade - Illustration de Gustave Doré, 1873

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