Témoignage, correspondance
Conçu comme une «Lettre à Albert Camus», Mon cher Albert est le témoignage d’Abel Paul Pitous (mort en 2005) qui fut un camarade de classe et un équipier du brillant gardien de but. Le plus intéressant, dans ce bref texte, ce sont moins les rares souvenirs d’école – très vite, les deux enfants qui ont le même âge et habitent la même rue à Belcourt sont séparés, Camus étant admis au lycée – que les anecdotes liées à quelques matchs mémorables. Et notamment une demi-finale perdue par l’E.P.I., l’Ecole Pratique d’Industrie où «Pauupol» est scolarisé, contre le lycée d’Alger à cause d’un arbitrage partial. Un match au cours duquel, pour montrer sa désapprobation face à une telle injustice, le jeune Albert, quittant son but, est allé calmement la rencontre de l’attaquant adverse qu’à son passage, il a salué de sa casquette d’un: «Je vous en prie, entrez donc!»
Gallimard publie aussi trois correspondances inédites, à Louis Guilloux (1945-1959), Francis Ponge (1941-1957) et Roger Martin du Gard (1944-1958). L’amitié qui lia Camus à l’auteur breton du Sang noir fut vraie et profonde. Suite à leur rencontre chez leur éditeur commun en 1945, les deux hommes ne vont cesser, jusqu’à la mort de Camus, de s’écrire des lettres chaleureuse et parfois très longues – l’une de Guilloux en novembre 1946 fait presque vingt pages. S’ils y parlent abondamment de leurs travaux respectifs, ils témoignent aussi de leur amitié réciproque. À «Ton amitié m’est précieux et nécessaire, elle m’aide à vivre» (novembre 1946) confessé par Guilloux, Camus répond, à son retour de Saint-Brieuc où vit son correspondant et où est enterré son père: «Tu sais, je constate que je n’ai pas beaucoup d’amis. Des tas de gens m’entourent mais ils demandent toujours quelque chose et je ne reçois rien. Là-bas, au contraire, entre Grenier et toi, cette complicité de l’intelligence, ces appels constants, une excitation heureuse… Oui, je crois que j’ai été heureux avec vous.»
C’est à Lyon en janvier 1943, autour de leur ami commun Pascal Pia, que Camus et Ponge se rencontrent. Leurs lettres, en majorité datées de cette année-là, aident Camus à sortir de son isolement, lui qui est bloqué pour un traitement médical à Saint-Etienne et qui ne peut rejoindre sa femme Francine à Alger suite à l’occupation de la totalité de la France par l’armée allemande en novembre 1942. Elles permettent aussi au futur auteur du Mythe de Sisyphe de théoriser sa conception de l’absurde incarnée, selon lui, par Le Parti pris des choses publié par Ponge l’année précédente. Le poète, de son côté, qui travaille sur Le Savon et qu’«un vif sentiment de l’absurde ne quitte guère», n’hésite pas à demander conseil à son cadet de treize ans.
Dans ses Carnets, le 23 aout 1958, Camus écrit: «Mort de Roger Martin du Gard. (…) Je revois cet homme que j’aimais tendrement me parlant à Nice en mai de sa solitude, et de la mort. (…) On pouvait l’aimer, le respecter. Chagrin.» C’est l’auteur des Thibaut qui, en décembre 1944, met sur orbite leur amitié en adressant à Camus une critique portant sur… la mise en page de Combat. La lecture de ce quotidien ou celle, fin 1951, de L’Homme révolté conduit l’ancien prix Nobel à commenter la marche de monde, s’inquiétant, par exemple, de «l’épuisement» de l’Occident, de «son insurmontable impuissance à continuer». Tout au long de cette correspondance, il ne cesse de dire son accord avec cet homme d’une autre génération - plus de trente ans les séparent – qu‘il admire.
Biographies, essais
Quatre biographies sont rééditées. Celle d’Herbert Lottman, parue en 1978 au Seuil, précédant de plus de vingt ans celle plus approfondie d’Olivier Todd, reparaît en grand format au Cherche Midi. Retraçant la vie de l’auteur de La Peste, le biographe Américain fait brillamment revivre le Paris de l’après-guerre, principalement celui de Saint-Germain-des-Prés, qui fascinait tant ses compatriotes. Publié en 2010 chez Fayard et réédité en poche dans la collection Pluriel, Albert Camus fils d’Alger est porté par la fougue empathique, généreuse, affectueuse, que n’empêche pas un regard parfois critique, d’Alain Vircondelet, né dans la capitale algérienne en 1947. Il fait de la vie de son «compatriote» un vrai roman qui se dévore comme tel. Gallimard, de son côté, remet en circulation la biographie illustrée de Pierre-Louis Rey, Camus l’homme révolté, parue dans son excellente collection encyclopédique de poche Découvertes, ainsi que celle, admirative, écrite en 2010 par Virgile Tanase pour la collection Folio biographies.
Au rayon des essais, signalons quatre ouvrages aux ambitions très différentes. On se souvient peut-être de la polémique liée à la grande exposition Camus organisée à Aix-en-Provence dans la cadre à la fois du centenaire de l’écrivain et de Marseille-Provence 2013. Son commissaire, Benjamin Stora, et son documentariste, Jean-Baptiste Péretié, sollicités dès 2008, ont été débarqués du projet en mai 2012 par la maire UMP de la ville, Maryse Joissains, très sensible aux thèses du Front national mais surtout proche des «algérianistes». Ces nostalgiques de l’Algérie française, dont certains furent membres de l’OAS, ont en effet jugé, sur le tard, que l’exposition faisait trop la part belle au Camus révolté contre l’injustice coloniale et tenant d’une position nuancée sur le conflit. Dans un petit ouvrage, Camus brûlant (Stock, collection Partis Pris), les deux hommes reviennent sur l’affaire mais, surtout, font le point avec clarté et pertinence sur le rapport de l’écrivain avec son pays natal. S’appuyant sur ses déclarations et écrits, ils retracent l’évolution de sa pensée. De la préconisation de réformes sociales et économiques, à la fin des années 1930, il est passé à la revendication de réformes politiques. Et du rêve d’une Algérie multiculturelle, à l’acceptation d’une fédération, sans jamais aller jusqu’à l’indépendance, lui-même se sentant Algérien. Stora et Péretié expliquent également comment, aujourd’hui encore, il est considéré par des intellectuels algériens (mais pas seulement) comme une sorte de porte-parole d’un certain «inconscient colonial».
Auteur en 2010 d’un précieux Dictionnaire Camus, Jeanyves Guérin approfondit longuement la «question algérienne», et plus globalement la dimension politique de l’écrivain dans Littérature et politique (Honoré Champion). Il observe le journaliste, synthétisant ses combats contre la peine de mort ou en faveur des républicains espagnols, et analyse quatre de ses œuvres porteuses d’une réflexion sur le totalitarisme, Caligula, La Peste, L’Etat de siège et Les Justes. «Camus a parfois écrit des banalités; jamais, au grand jamais, on ne trouvera sous sa signature la moindre ligne justifiant ou exaltant la torture, le système concentrationnaire, un crime contre la guerre ou contre l’humanité. L’écrivain, le penseur et le citoyen sont inséparables», écrit Guérin, non pas dans son essai mais dans Pourquoi Camus? (Philippe Rey). Cet ouvrage collectif réunit vingt contributions de journalistes, écrivains, artistes, essayistes ou universitaires dont le chemin à un moment donné croisé celui de l’auteur de La Chute et qui, tous, l’abordent sous un jour différent (le journaliste, l’antitotalitaire, le chantre de l’absurde, le passionné de foot, le méditerranéen, etc.)
Enfin, le numéro de L’Herne consacré à Camus rassemble des textes puisés ailleurs (les écrits de Camus lui-même, des entretiens avec Olivier Todd, des livres de souvenirs, des témoignages, des correspondances…) ainsi que quelques inédits. Parmi ceux-ci: des extraits de sa correspondance avec Louis Germain, son instituteur qui convainquit sa mère mais surtout à sa grand-mère de l’inscrire au lycée et à qui il dédia son prix Nobel, et qui l’appellera jusqu’au bout «mon cher Petit». Dans ce volume coordonné par Raymond Gay-Crosier et Agnès Spiquel-Courdille, l’écrivain est vu sous ses multiples aspects, à la fois l’homme, le citoyen, le journaliste, l’artiste, ces différentes facettes ne cessant de s’interpénétrer. L’importance du théâtre dans sa vie est par exemple rappelée, de même qu’est analysée en profondeur son œuvre romanesque, ce «rien» dont parlait avec mépris Sartre, et qu’est suivi le chemin de sa pensée au fil de sa vie et de ses écrits.
Michel Paquot
Octobre 2013
Michel Paquot est journaliste indépendant
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