La conduite de la caméra d’abord, servant un cinéma du constat hyperréaliste, met parfois la figuration elle-même en échec. Incapable de suivre une action qui évolue trop vite ou des mots qui fusent lors de débats conflictuels, la caméra offre alors au spectateur de très courts moments d’abstraction totale qui le projettent hors du « comme si vous y étiez » (par exemple : la scène de l’interpellation policière dans L’Esquive). Portions d’images floues, surfaces dérangées par des effets de filage, l’image devient non-information ou surface brute peu informative. La scène de la séparation de Krimo et de Magali, pourtant dépourvue de toute brutalité physique des acteurs et de la caméra, est exemplaire à cet égard. On y assiste en quelque sorte à une mise en échec de l’image pseudo-documentaire qui est comme frappée par une saturation d’authenticité. À force de coller au plus près des personnages, et à défaut d’un éclairage additionnel trop volumineux, le mieux-voir est devenu un non-voir. L’hyper-réalisme subit un accroc.
Cette mise en échec de l’image frappée par une sursaturation en authenticité trouve un relais dans les dialogues. Dans L’Esquive, les paroles fusent, en verlan comme dans l’interprétation de Marivaux, le débit s’accélère, et la machine finit parfois par s’enrayer, laissant place à de brefs moments de silence. Dans ces instants, seuls les regards des personnages restent. Lors des disputes qui abondent dans le film, les regards de Lydia et de Frida par exemple, introduisent de petites fissures dans les propos de ces personnages. En paroles, lorsqu’il est question de leur interprétation de Marivaux comme de leurs amours, les déclarations des deux jeunes filles se caractérisent par une unilatéralité agressive qui fait piétiner la plupart des débats contradictoires. Mais lorsque le silence se fait, le coup qu’elles viennent de porter en mots se déploie dans des sentiments bien plus complexes qui oscillent entre regret, sadisme et perplexité provoqués par l’efficacité même de leur langage (par exemple : face à Magali qui se met à pleurer, d’une seule larme).
Je fais la proposition que les liens intertextuels dont j’ai déjà souligné la visibilité évidente, aboutissent, eux aussi, à des moments d’arrêt, similaires aux effets de sursaturation. À force d’être explicites, ces liens s’enrayent pour s’ouvrir, pendant une fraction de seconde, à un autre rapport au réel que celui du constat soutenu par des références savantes (le déterminisme social chez Marivaux comme aujourd’hui ; une histoire inchangée). La scène de la représentation finale dans L’Esquive le démontre très concrètement. Lorsque les apprenties comédiennes adolescentes scrutent la salle à travers une fente de rideau, piaffant et commentant la présence du nouveau compagnon de Magali, le film actualise un aparté qui, puisant dans un autre lexique, aurait tout à fait sa place dans une pièce classique. Si on s’arrête là, le cinéma de Kechiche semble encore jouer d’une actualisation simple de situations classiques. Mais, une fois la pièce finie, Lydia part à la recherche de Krimo dont elle a repoussé les avances maladroites. Postée au pied de l’immeuble dans lequel il vit avec sa mère, elle l’appelle. Krimo, dans sa chambre, profondément abattu par son échec (double : il n’a pas réussi à jouer Arlequin et Lydia l’a repoussé), regarde par la fenêtre, derrière une tenture, aperçoit Lydia et se détourne. La tenture a bougé. Le rideau a frémi, élargissant le jeu intertextuel, non explicite cette fois, entre Marivaux (le texte auquel Krimo répond par un silence résigné ; constat d’échec), la scène (comme lieu d’émancipation et de « rejeu » de la vie auquel le jeune garçon n’accède pas ; nouveau constat d’échec), et le HLM (l’anti-scène, celle sur laquelle Krimo rêve seulement au voilier que son père lui dessine en prison ; troisième échec). Ce léger mouvement d’une tenture, parce qu’il s’oppose à la grande idée d’une transposition de Marivaux en banlieue, est une bifurcation par rapport au jeu simple des intertextes interprétatifs. Kechiche dépasse donc le constat réaliste et amer agrémenté de références savantes. Mais ce bref moment a pourtant besoin des références qui le précèdent. Sans le silence de Krimo révélé par le flux marivaudien, sans le cocon d’un espoir factice souligné par contraste par la scène de théâtre, sans, enfin, le jeu intertextuel entre trame scénaristique et pièce de théâtre, ce frémissement, sans doute, serait resté discret. Lorsque le cinéma de Kechiche appuie donc avec autant d’insistance les liens entre Marivaux et la vie, c’est pour mieux nous montrer ce que la vie contient par ailleurs de petits frémissements, gestes et hésitations, qu’un cinéma du constat réaliste manque souvent. Krimo, certes, ne répond plus à Lydia ni ne fera du théâtre. Mais il se lève tout de même pour faire frémir, pendant une fraction de seconde, un bout de rideau.
À la fin de La Vie d’Adèle, le personnage titre qui a rompu avec Emma, se rend au vernissage d’une exposition de son ancienne amante. Jadis modèle d’Emma, Adèle subit l’exposition comme une déchirure qui consomme définitivement le lien entre l’être humain et sa représentation. À première vue, cette disjonction est mortifère. Elle va achever Adèle, incapable, évidemment, de s’aider d’une mise en abyme trop appuyée d'un questionnement sur l'amour, le sexe et la maternité (celle-là que le film, en première lecture, semble produire). Mais Adèle ne s’effondre pas. Elle quitte la galerie. Et le film nous annonce la clôture des « Chapitres 1 & 2 ». Impossible de dire si ce carton annonce une suite ou une fin. Mais c’est dans l’indétermination même de cette information textuelle que Kechiche dépasse non seulement le parallélisme avec une Vie de Marianne – elle, effectivement inachevée à jamais –, mais aussi la politique du constat. Avec ou sans Marivaux, La Vie d’Adèle nous montre alors, assez simplement en définitive, que le coup de foudre sera toujours enrichissement et privation.
Jeremy Hamers
Octobre 2013
Jeremy Hamers est chercheur en Arts et Sciences de la communication. Ses principaux articles portent sur les rapports entre médias, cinéma documentaire et terrorisme d’extrême gauche ainsi que sur le Nouveau Cinéma Allemand. Avec Grégory Cormann, il prépare actuellement un ouvrage consacré au cinéma politique d’Alexander Kluge.
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