Le cinéma, à la fin. Kechiche à quitte ou double

venusRegardons-y mieux. Dans la première partie de La Vénus noire, Saartjie Baartman est continûment entourée de ses représentations : statuettes à vendre, affiches publicitaires ou chansons populaires. La scène de la taverne est à cet égard singulière. Saartjie, qui ne peut que s’abrutir pour tenir son rôle de bête sauvage, est comme absente au milieu d’un spectacle où un chansonnier raconte sa vie. Pourtant cette hébétude ne peut dissimuler une étrange et paradoxale lucidité de Saartjie. La scène du tribunal, qui doit décider si les performances de Saartjie sont respectueuses de la dignité humaine ou pas, est à cet égard tout aussi exemplaire. On peut y voir, d’un côté, l’impuissance de Saartjie, persuadée une autre fois de continuer à tenir le rôle qui permettra que le spectacle continue. Mais c’est elle, pourtant, d’un autre côté, qui pose la distinction entre la réalité et le spectacle : « Je m’étonne, déclare-t-elle, que des gens aussi intelligents que vous ne fassent pas la différence entre le vrai et le faux. » Ce n’est d’évidence ni dans les moyens des juges en robe et perruque, plus comédiens que n’importe quel comédien – le Procureur se montre bien incapable de faire la différence entre un corps nu et un corps vêtu d’un maillot couleur chair – ni dans ceux des membres des Ligues de vertu et des défenseurs de la dignité humaine qui sont à ce point persuadés de détenir la vérité qu’ils sont incapables de considérer Saartjie comme leur égale.

À l’opposé de ces « mauvais acteurs », Saartjie tient son rôle. Elle jongle avec les langues. Un interprète traduit ses propos pour la Cour, mais elle peut parler en anglais lorsque son « rôle » le réclame. Et elle joue. « I’m acting », dit-elle encore, avant de répéter la phrase dans sa langue maternelle. Elle est manifestement une artiste : le film la montre chantant une berceuse, jouant de la musique avec un violoniste virtuose ou faisant de l’humour à partir des quelques mots d’anglais que ses deux « chaperons » lui ont appris. Saartjie parvient ainsi à briser les mises en scène auxquelles elle est soumise. Ce qui vaut pour le tribunal vaut aussi pour la jolie scène de calèche pendant laquelle un journaliste l’interroge. L’entretien ne remplit pas les attentes du journaliste. Il n’a pas affaire à une princesse lointaine obligée de s’exhiber. C’est à une vie très simple mais tout à fait bouleversante de femme que le journaliste est subitement confronté. Rien à voir avec un spectacle. Juste quelques mots dans un souffle : Baby, bébé, mort, mort. Rien à voir non plus avec la seconde fin – après la maladie qui la condamne – que Kechiche donne à son film : une séquence d’archives qui nous rappelle qu’après avoir été exposée pendant 150 ans la « Vénus noire » a finalement été restituée à son pays, récupérée encore et toujours, non plus par la science, mais par les jeux politiques d’un vingtième siècle exténué.

La Vie d’Adèle, ou comment recommencer par la fin…

La Vie d'Adele 14La Vie d’Adèle, un film réussi ? La question peut paraître incongrue après les récompenses et les critiques positives. Il faut donc préciser : Kechiche est-il enfin parvenu à donner une (seule) fin à son film ? La Vie d’Adèle réussit-elle sa fin ? Adèle ressemble par certains côtés à Saartjie. La scène de réception au milieu du film, où Adèle disparaît à force de se presser auprès de « ses » invités, ressemble à la scène de La Vénus noire où Saartjie est complètement éteinte autant par les histoires et les affaires qu’on dit ou qu’on fait sur son dos que par les effluves d’alcool. Adèle, devenue la muse d’Emma, s’expose elle aussi à n’être qu’une partie d’une œuvre qui lui échappe et qui va continuer. Son personnage risque d’être dévoré. Pourtant, alors que la passion semble ne pas résister au quotidien, alors même que l’avant-plan semble n’être qu’une pâle copie du film en noir et blanc diffusé derrière lui, l’extériorité d’Adèle prend finalement une autre signification. Adèle semble à son tour prise par le propos d’un des convives : « Souvent ils sont morts ceux qui vivent de l’art. » Et Kechiche pourrait être tenté de poursuivre une piste déjà utilisée dans La Vénus noire : choisir un moyen terme. Dans La Venus noire déjà le dessin, le croquis, semblait jouer ce rôle de moyen terme qui assure le passage pas trop brutal d’une représentation à une autre. Il y a bien en effet de la délicatesse dans le geste du crayon ; il y a là précisément le souci pour la faiblesse mystérieuse du visage humain. Dans La Vie d’Adèle, Kechiche renonce à reproduire ce geste dans le cadre de son film. C’est Adèle qui le dit dans le cadre de son métier : « L’ardoise ce n’est pas pour faire des dessins. » Cette décision précipite la fin du film. La visite d’Adèle à l’exposition rend toute suite impossible. Il ne peut plus y avoir de scène suivante : Adèle, toute vêtue de bleue, est devenue totalement extérieure au portrait qui la reproduit.

Le réalisateur a réussi son coup : le spectateur de La Vie d’Adèle est reporté à ce résidu qu’aucun film ne pourra rattraper. C’est fini. Les polémiques médiatiques récentes n’ont peut-être fait qu’exprimer l’idée, à leur façon, toujours un peu médiocre apparemment, toujours un peu hors de propos, mais c’était peut-être inévitable, qu’un film aussi ça finit.

Ou pour conclure autrement, par un petit poème loufoque inspiré par le film : « Girafe : pas besoin de voler pour brouter les étoiles. Caméléon : pas besoin de fuir. Poème : pas besoin de comprendre. »

Grégory Cormann
Octobre 2013 

 

crayongris2Grégory Cormann enseigne la philosophie sociale et politique à l’ULg. Ses dernières publications concernent notamment l’engagement politique du dernier Sartre. Il prépare actuellement, avec Jeremy Hamers, un ouvrage consacré au cinéma politique d’Alexander Kluge.

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