La mystérieuse faiblesse du cinéma de Kechiche
La jeunesse est sartrienne. Sereinement, la jeunesse d’aujourd’hui serait encore sartrienne, se repaissant d’humanisme (L’existentialisme est un humanisme) et de littérature engagée (Les Mains sales), comme des lectures imposées de l’adolescence. Tel est le propos convenu que le début de La Vie d’Adèle semble reproduire. La jeunesse aurait son « prêt-à-vivre et penser » sartrien ; elle continue de manifester contre les réformes de l’école ; elle continue de revendiquer des modes d’expression et d’affirmation qui lui sont propres. Sartre a réussi à libérer plusieurs générations. Pourquoi n’y réussirait-il plus ? « C’est, comme Bob Marley, un philosophe et un prophète ! »
On peut toutefois s’interroger sur cette première lecture, confiante dans ce sartrisme tranquille. Emma et Adèle n’insistent pas pour rien sur les « exigences » de l’engagement. Leur rencontre, celle d’une artiste en devenir et d’une institutrice débutante, autrement dit la rencontre bouleversée de l’art et de l’éducation, d’une œuvre à faire et de vies à soutenir, en rappelle tout à la fois la nécessité et la difficulté. « La mystérieuse faiblesse des visages d’hommes » : la formule est tirée de La Nausée. Il n’y est pas question alors d’engagement et de projets, mais de l’affrontement de Roquentin avec l’existence brute et insensée de tout et de tout le monde. Le personnage de Sartre est revenu une fois de plus au musée de Bouville ; et il a fini par en percer le secret : les portraits de ces hommes impressionnants, impérieux, qui ont fait la grandeur de la ville, le visage de ces hommes de l’Expérience qui savent tout sur tout, de ces Chefs qu’on regarde d’habitude avec embarras, il suffit de les regarder suffisamment longtemps pour qu’ils perdent de leur superbe.
« Je ne partis pas, je fus résolument indiscret. Je savais […] que, lorsqu’on regarde en face un visage éclatant de droit, au bout d’un moment, cet éclat s’éteint, qu’un résidu cendreux demeure : c’était ce résidu qui m’intéressait. » (La Nausée, Pléiade, p. 106)
Pour atteindre ce savoir résiduel, il fallait que quelque chose craque. C’est cela qu’on peut appeler : « impudeur » ou « indiscrétion ».
Dans La Nausée, Roquentin renonce alors à écrire la biographie de Rollebon : « c’est fini », se dit-il. Avec La Vie d’Adèle, Kechiche cherche peut-être, au plus près de ce « savoir » mystérieux et indiscret, à nous mettre face à quelque chose qui est en train de finir, face à quelque chose qui va mal finir. Le film n’est pas épargné par les critiques, de l’intérieur même de l’équipe et du casting du film. Au delà du bruit des interviews et des réponses du réalisateur bien peu prophète, La Vie d’Adèle n’annonce rien. Adèle nous laisse en plan à la sortie d’une salle d’exposition où le portrait qu’Emma a fait d’elle suscite l’admiration de (presque) tous les visiteurs. Et Kechiche nous laisse à nos spéculations. Le film, malgré ses trois heures, conserve à son spectateur une disponibilité intégrale. Pourquoi en rester là ? Il y aurait quelque chose de mal à vouloir tirer le trait, à interrompre l’œuvre, à rompre l’enchaînement des films.
Mais au fond qu’est-ce que cela signifie chez Kechiche que la « fin » d’un film ? La question se pose au moins depuis La Graine et le mulet, dont on a retenu la scène finale où Hafsia Herzi se livre à une longue et éprouvante danse du ventre. Dans le coffret du film, Kechiche avait décidé d’ajouter l’intégralité de la scène finale tournée en un plan-séquence de 45 minutes sous le titre Sueurs. En proposant ce film après le film, Kechiche offrait certes un bonus impressionnant. Surtout il révélait le sens de cette scène au ras même de ce qui en constitue pourtant la réduction à une exhibition physique indéfiniment prolongée, à même la performance physique demandée à son actrice. Dans les sueurs de ce corps se donnait aussi, de façon ambivalente, une étonnante et délicate fraternité entre celle qui danse et chante et ceux qui, satisfaits d’eux-mêmes, et saouls à défaut d’être nourris, la regardent (d’abord) avec désir et dédain.
La Vénus noire, ou la récapitulation d’une œuvre dans une double vie
Pourtant, lorsqu’on regarde L’Esquive et La Graine et le Mulet après La Vénus noire, comme ce fut mon cas, La Vénus noire risque d’apparaître comme la suite sans émotion et comme anesthésiée, c’est-à-dire comme quelque chose de donné dès le départ, de ce qui constituait la conclusion en suspens des deux autres films : la scène théâtrale de L’Esquive, dont Krimo s’excepte finalement, laissant Lydia s’éloigner ; la danse du ventre de Rym dans La Graine et le Mulet, étourdissante, et pour tout dire insoutenable, mais à laquelle Slimane échappe aussi, parti d’abord à la recherche de la voiture de son fils – qui a emporté la « graine » par mégarde –, puis désespérément à la poursuite des jeunes qui ont dérobé la mobylette qui lui aurait peut-être permis de retrouver le précieux chargement. Dans La Vénus noire, l’exhibition du corps de Saartjie Baartman est donnée d’emblée au spectateur, une première fois dans l’(amphi)théâtre de l’Académie des sciences de Paris, où Cuvier présente scrupuleusement ses caractéristiques morphologiques, une seconde fois sur la scène du cabaret londonien où Caezar, cinq ans avant, tire de celle-ci un autre profit.
Le coût de cette double entrée en matière semble d’emblée rédhibitoire. Dans La Vénus noire, on ne retrouve rien – ou presque – de la tension, aux limites de l’insupportable, que livrent les deux films précédents d’Abdellatif Kechiche, par exemple lors du contrôle de police dans L’Esquive ou dans certaines scènes de dispute de La Graine et le Mulet, prolongée par le réalisateur jusqu’au point où le spectateur, rivé à l’écran, n’aurait d’issue qu’à détruire son téléviseur. Dans La Vénus noire, rien de tel. Le film étire ses deux heures trente avec une certaine monotonie, vers une fin connue, précipitée dans la vie de Saartjie Baartman comme dans le film de Kechiche, misérable, vendue une dernière fois, autopsiée, chaînon manquant d’une histoire de l’humanité téléologique et européocentrique.
Un film raté ? Une contamination du regard scientifique ? Une complaisance à raconter l’histoire d’une déchéance ? Un mauvais (dernier) trip mémoriel ? Peut-être. Mais peut-être aussi autre chose, qu’il faut identifier dans les jeux de redoublement que le film sur la Vénus hottentote ne cesse de multiplier. Certes, il ne peut donc rien y avoir d’absolument intolérable, puisque tout se répète, jusqu’à une fin livrée dès le départ. Mais quelque chose s’insinue, à quitte ou double, dans ces jeux de redoublements et de répétitions, où Kechiche met en question ce qui est au cœur de son cinéma : le corps, le langage et leur mise en scène. Nulle esquive dans ce cas, semble-t-il.