« Sois sauvage, fais semblant ». La Vénus noire d’Abdellatif Kechiche
Dans son film de 2010, Abdellatif Kechiche rapporte l’histoire authentique de Sarah Bartman, la Sud-africaine callipyge, amenée en Europe au début du 19e siècle par son maître rencontré au mal nommé Cap de Bonne Espérance, pour être exhibée dans les foires1. Plusieurs fois récompensé aux César pour ses films précédents, le réalisateur tunisien était attendu au tournant par les critiques sur ce sujet extrêmement difficile, constituant l’une des pages honteuses de l’histoire des rapports entre Europe et Afrique du Sud. L’art de Kechiche n’est pas simplement celui d’éviter les clichés : au contraire, il montre leur ténacité, exhibe les pièges dans lesquels le spectateur est susceptible de tomber, puis fait voir les écarts qui séparent les clichés de la réalité. Par ce jeu sur les idées toutes faites qui ont la vie longue, Kechiche nous épargne les affects tristes de la mauvaise conscience, de la compassion et de la pitié. Tout en racontant l’histoire d’une femme torturée en train de s’écrouler, le réalisateur dresse dans La Vénus noire le portrait d’un personnage qui résiste de toutes ses forces à la condition de sauvage qu’on lui impose. Et qui n’est jamais totalement là où on l’attend.

venusnoire2L’histoire, d’abord : « Saartje » Bartman naît à l’époque des guerres cafres qui opposent à la fin du 18e siècle les noirs Sud-africains et les Boers, leurs colons hollandais. D’« institution divine », la servitude du Noir au Blanc était depuis longtemps commune dans la région du Cap. Suite aux guerres cafres, les Noirs furent à nouveau contraints de se soumettre aux colons, travaillant surtout dans leurs fermes. Celle dont l’histoire est révélée dans le film grandit dans la ferme d’un certain Peter Caezar, où elle se voit reléguée aux tâches domestiques. Au moment de la puberté, sa féminité prend des proportions démesurées. Le tissu adipeux entourant ses hanches se développe « monstrueusement », en tout cas aux yeux des colons blancs qui y voient une troublante bizarrerie anatomique. La jeune Sarah a les plus grosses fesses que l’on n’ait jamais vues. En échange de quelques piécettes et de beaucoup de whiskey, elle est entraînée en Europe par Hendrick Caezar (le frère du fermier) afin que chacun puisse profiter du spectacle de sa croupe splendide. De cette époque sordide, Sarah gardera le titre de « Vénus Hottentote ». Les profiteurs se succèdent auprès d’elle : Alexander Dunlop, d’abord, puis Réaux, le « montreur d’ours ».

La médecine ne tarde pas à avoir vent de ce succès et cherche à rencontrer la femme aux proportions peu communes. En France, Sarah Bartman attire l’intérêt des plus grands anatomistes, en vertu d’une anomalie sexuelle caractéristique de la tribu des chasseurs Bochimans dont était probablement issue sa mère. Une hypertrophie des petites lèvres de la vulve forme ce qu’on appelait communément alors le « tablier », chacun y allant de sa théorie pour expliquer son origine (hypersexualité, pratiques vicieuses, masturbation excessive, etc.) : « Toujours est-il qu’à l’exemple de Levaillant, la plupart des voyageurs européens, sitôt débarqués en Afrique australe, n’ayant – prétendaient-ils – pas d’autre souci que de faire progresser la science, se hâtaient de soulever les pagnes de quelques Hottentotes ou Bochimanes afin de vérifier la vraie nature du tablier2 ». Convoquée au Musée des sciences naturelles, la Vénus Noire se montre indocile et les scientifiques ont énormément de mal à la convaincre de se laisser ausculter. Le médecin chargé de l’examiner rapporte lui-même la scène : « On put alors vérifier que la protubérance de ses fesses n’était nullement musculeuse, mais que ce devait être une masse de consistance élastique et tremblante sous la peau… Les seins, abandonnés à eux-mêmes, montrèrent leurs grosses masses pendantes, terminées par une aréole noirâtre… Elle n’avait d’autres poils que quelques flocons très courts d’une laine semblable à celle de sa tête, clairsemés sur son pubis. Mais, à cette première inspection, l’on ne s’aperçut point de la particularité la plus remarquable de son organisation : elle tint son tablier soigneusement caché, soit entre ses cuisses, soit plus profondément, et ce n’est qu’après sa mort qu’on a su qu’elle le possédait3 ».

Bête de foire au moment de son arrivée en Europe, objet de fantasme et/ou de curiosité plus ou moins savante par la suite, Sarah Bartman sombre pour finir dans la prostitution, contracte probablement une maladie vénérienne et meurt dans la misère la plus totale. Après son décès, elle est capturée par ces hommes de science fascinés auxquels elle avait résisté. Puisque personne ne revendique le droit de rendre hommage à la dépouille, son corps est vendu, disséqué et moulé. Jusqu’en 1974, les visiteurs du Musée de l’Homme pouvaient encore admirer à Paris la Vénus Hottentote, statufiée pour la postérité – presque momifiée, réaliste à souhait. C’était bien la jeune Sarah, campée sur ses deux pieds, à jamais transformée en statue de plâtre.

Pourquoi l’histoire a-t-elle attribué à Sarah Bartman, moquée dans nos contrées pour son gros postérieur et ses appendices génitaux monstrueux, le titre de Vénus, déesse de la beauté ? Est-ce par souci de publicité qu’Hendrick Caezar présenta sa créature comme une sorte de reine sublime aux yeux de son peuple barbare ? Est-ce pour attirer sur Piccadilly les spectateurs potentiels qu’il tut d’abord sa difformité ? Ou pour mieux refermer sur eux le piège d’une réalité apparaissant d’autant plus monstrueuse qu’elle avait été présentée comme « divine4 » ? Quoi qu’il en soit des intentions de son maître, Sarah B. devint malgré elle l’incarnation exotique de la figure vénusienne. Et si l’on reconnaît à peine la divinité grecque sous les traits de la jeune Sud-africaine obèse, ce titre de Vénus qu’elle n’a jamais sollicité, Sarah devra le porter pour l’éternité.



1 Pour un résumé complet de ce récit, cf. Gérard Badou, L’énigme de la Vénus Hottentote (2000), Paris, Editions Payot et Rivages, 2002. 
2 Ibid., p. 50.
3 Cité par : Gérard Badou, L’énigme de la Vénus Hottentote (2000), Paris, Editions Payot et Rivages, 2002, p. 125.
4 Ibid, pp. 78-79.

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