La Vénus des médecins
Autre protagoniste central de ce récit, le naturaliste Georges Cuvier ambitionne d’étudier les attributs distinctifs de la race des Bochimans – et en particulier le fameux « tablier » des hottentotes6. Dès 1815, il travaille pour le Musée des sciences naturelles et tente d’approcher la Vénus Noire. Lors d’une première rencontre grassement monnayée au montreur d’ours, le médecin fait son possible pour amadouer la jeune femme. Il essaie de titiller sa fierté pour qu’elle s’offre sans manières à son regard curieux. Kechiche restitue avec finesse les enjeux de cet épisode : les hommes de sciences essaient de lui inculquer la conscience de son rôle. Qu’elle soit sauvage, en échange de quoi elle commencera à exister pour eux. Dans l’une des scènes du film, un médecin met sous les yeux de Sarah une gravure ancienne montrant une Vénus « sortie des eaux », très botticellienne dans la facture, avec ses longs cheveux roux, entourée de deux comparses noires. « Regardez, c’est vous ». On dessine la Vénus Hottentote dans ses moindres détails. On la mesure. On voudrait savoir ce que mange ce corps. Comment, et quels aliments. Les scènes cocasses ne manquent pas et certaines tirades sont expressément grotesques : « Est-ce que vous avez ces fesses depuis que vous êtes enfant ? ». La force critique de Kechiche est de ne pas être larmoyant.
Les médecins sont animés par la volonté (peu camouflée) de démontrer la supériorité de la race blanche. Grand prêtre du Temple de la science, Cuvier rassemble les connaissances du naturaliste et du zoologiste. Fondateur de l’anatomie comparée, il propose quelques théories de l’évolution des espèces animales, ne se privant pas de démontrer l’« animalité » de la « race hottentote », comparant les mouvements de ses lèvres à ceux du Orang-Outang. Mais en même temps, Kechiche ne force pas la brutalité de ces épisodes et fait des hommes de science des êtres ambigus – moins menaçants que fascinés.
Victime du froid, des ravages de l’alcool et de conditions de vie instables, Saartje contracte dans les dernières années de sa courte vie une affection pulmonaire la fragilisant de plus en plus. À force de se prostituer, la Vénus perd progressivement l’énergie sauvage que son maître avait su mettre à profit à l’époque des foires de Piccadilly. Le gynécologue diagnostique une ulcération des muqueuses, craint une maladie vénérienne et fait hospitaliser Sarah. Peut-être est-ce là le seul contact honnête (ou disons : désintéressé) qu’elle n’ait jamais pu avoir avec un membre du corps médical. Pour le reste, devant ce corps malade, la médecine est absente. Par contre, la dépouille intéressera au plus haut point la science. Voilà un corps dont on aura tiré tout l’argent possible, que l’on aura vidé de sa substance, psychique et physiologique (à commencer par le lait de ses seins, nourrissant les enfants de son maître au Cap). Pour les besoins de la science anatomique, chaque partie est consignée. Le masque mortuaire servira à démontrer l’analogie existant entre la forme de ce crâne et celle d’un singe. Tout est disséqué, découpé, ouvert ; le scientifique est à la recherche du moindre indice expliquant les différences raciales. La vulve de Vénus est conservée dans un bocal, où elle flottera encore de longues années, sous le regard médusé des jeunes apprentis médecins. Et pour garder la mémoire de cet être si étrange, et si attirant pour les hommes de science, on lui fabrique un substitut de plâtre.
La Vénus aux origines de l’art (formes et stéréotypes)
Souffrant de la curiosité sans limites et des mœurs grossières des européens qui croisent son chemin, Sarah Bartman fait néanmoins quelques rencontres plus heureuses. Elle croise notamment le regard délicat d’un artiste peintre travaillant au Musée. Personnage central du récit de Kechiche : au service de la science, certes, mais moins pressé d’exploiter la jeune femme que ses supérieurs. Ce personnage secondaire joue donc dans le film un rôle déterminant. Alors que les médecins veulent savoir si elle possède bien une « tête de nègre » et si les ressemblances avec l’orang-outang se confirment, le jeune artiste – qui prend encore sa défense lorsqu’elle refuse de retirer son pagne – lui offre un dessin de son visage, emprunt de douceur. Dans une autre scène du film, il la fait poser dans le jardin – dont le cadre bucolique contraste avec l’intérieur du cabinet. C’est encore lui qui apposera les couleurs à son effigie de plâtre post mortem (avec des gestes presque amoureux, selon le récit cinématographique de Kechiche). Ces différentes scènes offrent une respiration à la lourdeur voulue de l’ensemble. Elles nous autorisent à observer par moments Saartje « hors-jeu ».
Sarah Bartman est une artiste, et pas des moindres : une actrice. Seule cette idée semble lui offrir de ne pas sombrer dans la plus totale désillusion. Dès son jeune âge, la Vénus hottentote participe aux rituels de sa tribu, où la danse occupe une place non négligeable. Rien n’indique alors qu’elle sera un jour amenée à singer les chorégraphies primitives de ces danses tribales pour satisfaire les attentes de spectateurs friands d’exotisme. Dans le film, malgré la contrainte atroce (à commencer par ce collant couleur chair qui lui moule les jambes et les fesses), la jeune femme sublime les moments dansés. De ses mouvements lourds, appuyés, très physiques, se dégage une grâce particulière. Même pour ceux qui sont convaincus d’assister aux fureurs d’une bête sauvage, par intermittence, la Vénus Noire devient belle. Kechiche le montre bien : les visages de ceux qui regardent le spectacle oscillent entre répulsion et attirance.
Malgré les humiliations qu’elle subit (« Tu n’es rien, tu n’es pas une artiste » – lui lance Réaux après une crise de pleurs lors d’une soirée parisienne), Sarah B. doit faire preuve de maîtrise et répondre aux exigences. On attend d’elle qu’elle corresponde à une image très précise de la sauvagerie, image à laquelle elle s’applique tant bien que mal à ressembler. Personne n’est dupe de cette comédie. Lors d’un procès intenté contre son premier maître Caezar, elle dément avoir jamais été une esclave : « I’m acting ». Et c’est tout ce qu’on attend d’elle : « Sois sauvage, fais semblant » – lui recommande fermement son dresseur. Lorsqu’elle se met à jouer de son instrument à corde sans singer la fausseté (comme elle avait l’habitude de le faire dans le spectacle précédent, non sans se faire huer par le public), tout le monde est sous le charme. Gros plans sur les yeux mouillés. « Quelle finesse », entend-on. À ce moment du film, Réaux s’énerve sur la jeune femme, qui ne remplit plus le contrat. La Vénus doit être un ramassis de stéréotypes, sinon rien ; il lui faut représenter l’archétype idéal de la femme primitive. Elle n’est finalement que le réceptacle de toutes les projections imaginaires. Ses énormes seins, ses fesses rebondies et son sexe hypertrophié appellent les fantasmes sexuels, entre l’obscène et le sacré. Mais en faisant preuve de sensibilité, elle fait tout à coup obstacle aux projections amusées des aristocrates déjantés. Et de même, lorsque les larmes lui montent aux yeux, elle rompt l’accord implicite qui la lie à ses bourreaux : « Si elle pleure, ça n’est plus drôle ». Bien entendu. Les larmes déchainent la mauvaise conscience.
Qui sont les barbares ? Le film pose évidemment la question. Les blancs sont essentiellement représentés dans des scènes festives londoniennes (avec concours de boisson et autres débordements) ou dans des scènes d’orgie parisiennes. À Londres, l’alcool rend les gens lubriques, bruyants et agressifs. À Paris, les rituels orgiaques chics tentent de reconquérir le primitif (la Vénus n’est qu’un prétexte – chacun ici veut retrouver la bestialité originaire qu’il a perdu). À leur tour, les hommes de science apparaîtront comme des êtres rustres dont les convictions savantes et la curiosité fascinée engendrent de la souffrance.
Le film est dur et, comme on l’a assez entendu dans la presse, certaines scènes sont longues. Mais la finesse des analyses vaut la peine d’y consacrer du temps. Le réalisateur de La Vénus Noire démonte de manière très subtile un gigantesque jeu de rôles dont la principale protagoniste fait les frais, mais auquel elle s’oppose aussi. Kechiche démontre à quel point les catégories coloniales sont rigides. Aussi sensible et civilisée qu’elle soit, Sarah Bartman ne parviendra jamais à échapper plus que par intermittence à l’étiquette qu’on lui a collée sur le dos, tant elle est prise dans une mécanique bien rodée, impossible à enrayer. Le colon a besoin de la figure primitive pour se voir dans sa supériorité. Pour satisfaire ce besoin, Sarah descend de voiture, délaisse ses habits de ville, revêt son pagne, entre dans sa cage et grogne comme un animal enragé. L’aristocrate lubrique a besoin de fantasmes exotiques. Pour satisfaire ce besoin, Sarah se déshabille, danse, agite ses fesses et montre les dents. L’homme de science a besoin de prouver la supériorité de sa race. La Vénus Noire ne lui donne que le minimum. Le reste lui sera volé ensuite.
Maud Hagelstein
octobre 2013
