La vie d'Adèle, instantanée

Marivaux

Si La Vie d’Adèle refuse la représentation (ou le miroir de la représentation), elle va cependant chercher du côté du lisible, et Marivaux revient, dans son rôle de romancier3.

Évidemment, la construction de La Vie d’Adèle ne doit rien au hasard. Kechiche n’ouvre pas par inadvertance son film par un extrait lu en classe de La Vie de Marianne, de Marivaux. Cet extrait est hautement significatif. Il ne s’agit pas de réduire une œuvre à une autre mais plutôt de montrer une résonance et mettre l’accent sur un rôle important du roman.

La Vie de Marianne est centrée sur la rencontre entre Marianne et Valville, et sur l’impossibilité de traduire dans les rapports sociaux l’amour entre ces deux protagonistes (c’est-à-dire l’impossibilité qu’il puisse y avoir un mariage). La rencontre en elle-même est de l’ordre de l’immédiat : il suffit que leurs regards se croisent pour que le désir passe, l’envie de se revoir, l’envie de faire leur vie ensemble.

L’extrait lu en classe fait précisément part de cette rencontre et du caractère immédiat de leur amour. Le professeur disserte sur la prédestination de la rencontre4.

L’instantanéité de la rencontre, l’étincelle de désir ou d’amour qui surgit immédiatement : voilà ce qui est commun à nos deux héroïnes. Dans le temps du film, Adèle croise d’ailleurs Emma relativement peu de temps après la leçon consacrée au roman de Marivaux.

La mésalliance au cœur de La Vie de Marianne est due à la condition de Marianne : orpheline et ignorante de sa naissance, elle ne peut, selon les conventions sociales de l’époque, se marier avec un noble. Ce n’est pas seulement une question de fortune, mais plus profondément, une impossibilité morale de l’ordre du tabou, de l’impensable.

Pourtant, si les conditions extérieures sont particulièrement prégnantes, l’essentiel reste l’interrogation de Marianne sur son propre désir. Un désir qui n’est pas pur, qui fait « avec » toutes les contraintes mondaines, mais un désir qui lui est propre, intime, personnel. Et c’est précisément ce qui intéresse Kechiche.

La Vie d'Adele 9Il est vrai qu’on peut concevoir la relation entre Emma et Adèle comme une forme de mésalliance. D’abord, et de manière « douce », le hiatus culturel cité plus haut entre les deux jeunes femmes. Emma étudiante aux Beaux-Arts, est cultivée et a des parents ouverts qui privilégient l’épanouissement personnel et accueillent Adèle avec une bienveillance qui confine à la condescendance. Adèle quant à elle, si elle dévore littéralement le roman imposé par l’école (La Vie de Marianne, donc) et aime lire, a tout à apprendre. Emma lui parle de Sartre, de peinture, fait son éducation culturelle. Ses parents, beaucoup moins raffinés (on mange des spaghettis bolognaise chez Adèle, on fait goûter des huîtres à Adèle chez Emma), insistent sur l’importance du travail et sont loin de se douter que l’amitié entre Emma et Adèle est en fait une grande passion amoureuse.

La mésalliance s’inscrit également plus profondément, liée à la nature même de leur relation (homosexuelle). Elle est mésalliance vis-à-vis de l’extérieur5 mais également pour Adèle elle-même, en proie à la forte intériorisation de préjugés qui la mettent en porte-à-faux avec elle-même.

On rejoint, comme chez Marivaux, la question d’un désir propre qui se ressent mais se cherche encore, dans sa manière de s’exprimer, de se dire, de se réaliser.

Les réactions du et au contexte social et familial ne constituent pas la totalité du film ; il n’est souligné que pour montrer sa résistance et la détermination individuelle à aller au-delà, à ne pas s’en soucier ou à tout le moins à ne pas en faire un obstacle à l’histoire d’amour.

La construction de l’individu ne se fait donc pas à travers le contexte social mais par l’intime. C’est l’intime qui réglemente, qui dicte les gestes, les actes. Chaque fois que la situation se modifie, ce n’est pas dû à un facteur extérieur (par exemple les parents d’Adèle qui la mettraient à la porte6), mais c’est une conséquence de leur désir ou de sa diminution (il en va de même pour la rupture, dont les causes ne sont que d’ordre intime).

La culture au cœur d’un présent pur

Nous l’avons dit au début, le film est construit comme un présent pur. Pourtant, ses sources d’inspiration majeures – le roman de Marivaux ou Le bleu est une couleur chaude7 – ont une vocation rétrospective. Il s’agit de créer une logique, de teinter les événements d’une sagesse, ou à tout le moins d’un savoir de l’après-coup. Marianne raconte sa vie, déjà vécue, et souligne (avec tendresse, d’ailleurs) sa naïveté d’alors. Et elle ne peut s’empêcher d’adjoindre à sa narration des réflexions qui mettent en garde le lecteur et le préviennent. De même, Le bleu est une couleur chaude commence par une Emma dévastée lisant les carnets intimes de Clémentine/Adèle qui vient de mourir : la fin nous donne le sens de l’histoire.

Dans La Vie d’Adèle, pas de rétrospection, pas de réflexion même sur ce qui est vécu. Il n’y a que le vécu et tout est fait pour nous faire ressentir le tourbillon, le haut degré d’incertitude d’une vie en train de se construire.

Cette instantanéité se révèle être une interdiction de prendre du recul, au sens fort du terme : nous sommes projetés dans des situations qui s’enchaînent avec rythme, sous la forme d’ellipses temporelles telles qu’il ne nous est pas possible de recréer ce qui manque, ballottés par les dialogues qui fusent, par l’omniprésence des gros plans qui nous empêchent littéralement un point de vue global et une réflexion d’ensemble. Même le tournage, si l’on en croit Kechiche, est fait pour abolir la distance8.

Les seuls moments possibles d’anticipation, les quelques signes épars d’une autre temporalité sont les références culturelles elles-mêmes. Abandonnant volontairement leur structure narrative, Kechiche utilise la seule force de leur récit, leur puissance d’évocation, comme autant d’indications qui peuvent seules troubler le présent pur. Seules ces références littéraires manifestent une valeur programmatique, sans devenir pour autant absolument prédictives : elles restent indicatives. Guides discrets, formules de reconnaissance dans un film qui échappe et déborde du cadre, elles font de La Vie d’Adèle, chapitres 1&2 un film à lire, après un film à vivre.

Catherine Lemaire
Octobre 2013

crayongris2Catherine Lemaire est philosophe de formation. Elle est programmatrice à l'asbl Les Grignoux qui gère les cinémas d'art et d'essai liégeois.


 

4À partir de l’extrait suivant et en particulier de la phrase que nous soulignons ici : « Parmi les jeunes gens dont j’attirais les regards, il y en eut un que je distinguai moi-même, et sur qui mes yeux tombaient plus volontiers que sur les autres. J’aimais à le voir, sans me douter du plaisir que j’y trouvais ; j’étais coquette pour les autres, et je ne l’étais pas pour lui ; j’oubliais à lui plaire, et ne songeais qu’à le regarder. Apparemment que l’amour, la première fois qu’on en prend, commence avec cette bonne foi-là, et peut-être que la douceur d’aimer interrompt le soin d’être aimable.(…) Enfin on sortit de l’église, et je me souviens que j’en sortis lentement, que je retardais mes pas ; que je regrettais la place que je quittais ; et que je m’en allais avec un cœur à qui il manque quelque chose, et qui ne savait pas ce que c’était. » Marivaux, La Vie de Marianne, Paris, Gallimard, Folio classique, 1997.
5
On songe à l’extrait suivant, notamment lors de l’échange entre les filles du collège et leur réaction face à l’homosexualité supposée d’Adèle « Il n’y aura, dans cette occasion-ci, que les hommes et leurs coutumes de choqués ». Nous soulignons. Marivaux, La Vie de Marianne, op. cit., p. 265.
6
Comme c’est le cas dans la bande dessinée dont le film est inspiré. Voir Julie Maroh, Le bleu est une couleur chaude, Paris, Glénat, 2010.
7
Julie Maroh, Le bleu est une couleur chaude, op. cit. Le titre initial du film était d’ailleurs le titre de la bande dessinée. Il fut modifié tardivement, juste après sa sélection en compétition officielle à Cannes.
8
« Au début de chaque carte (d’enregistrement), on faisait le clap, et je laissais tourner toute la durée de la carte, même quand je parlais avec les acteurs ou l’équipe entre les prises. […] Je ne les filme pas à leur insu, mais la durée crée une sorte d’étourdissement et gomme la notion de jeu pour les plonger dans un état propice à libérer les choses que je leur demande de me donner ». Entretien dans Positif, n°632, octobre 2013.

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