Mais pourquoi la « vie » d'Adèle?

Peut-on encore lire dans le regard d’Adèle, qui ne s’arrête à aucun objet et ne cesse de bouger, instable, le signe d’une recherche d’elle-même ne parvenant pas – du moins pas encore – à se satisfaire ? Ou la conséquence directe de la quête d’une intimité encore inconnue ? Ou la preuve d’une inquiétude de l’être non conscient de lui-même et ne sachant ni ce qu’il veut ni ce qu’il désire ? Nous soutenons à l’inverse que si le regard d’Adèle est fondamentalement mobile, c’est en vertu de son attachement à la multiplicité du réel qu’il s’efforce de capter. Adèle est prise par le monde, elle est prise dans le monde : elle se sait au monde, et cette certitude se traduit dans son regard, saisi, fasciné par ce qu’il rencontre et concentré sur la richesse que le réel exprime. À cet égard, l’enfance fait figure de paradigme. Les regards des gamins de la maternelle sont saisis de près pour approcher la façon dont l’histoire du loup que leur raconte Adèle parvient à les capter. À la fin du film, un gros plan sur la petite Wassila, subjuguée, et sur ses lunettes-loupes qui lui grossissent les yeux, boucle bien cette fascination de la caméra pour les « yeux pris ». Le spectateur sent alors qu’il a eu, lui aussi, et durant trois heures, les « yeux pris ». Tout au long du film, Adèle a ce regard de gosse, concentré. Qu’elle soit animée par le désir ou qu’elle regarde Julien Lepers à la télévision en mangeant des spaghetti (car Adèle n’est jamais dans son assiette), son visage est tout entier plongé dans ce qui retient son attention, et sa bouche entrouverte ne se referme presque jamais.

Que traduit cette attention aux regards pris et fascinés par la richesse de ce qu’ils observent ? Il y va d’un certain rapport à soi. Adèle est tout entière concentrée sur le monde parce qu’elle ne se regarde pas. Aucun nombrilisme chez elle. Adèle ne cherche pas à paraître pour elle-même : son regard est libéré pour l’extérieur. L’incarnation d’un tel personnage paraît paradoxale pour un acteur – c’est-à-dire pour quelqu’un qui pose à l’intention du cinéaste et du spectateur, qui intériorise leur regard et ne cesse de se regarder pour s’y conformer. Kechiche renverse cette situation habituelle et installe les conditions nécessaires à une forme d’indifférence pour la caméra4. Libérée du regard du cinéaste et donc du spectateur, Adèle Exarchopoulos ne se regarde pas elle-même en train de jouer. Indifférente à son propre jeu, elle est en mesure de créer un personnage non-centré sur sa propre attitude mais tout entier fasciné par le monde extérieur. Voilà bien un signe de l’incroyable travail produit par Kechiche : amener Adèle à afficher une telle indifférence pour la caméra qui pourtant lui colle au visage, amener ses acteurs à faire les choses que l’on fait quand on croit n’être pas sous le regard de quelqu’un. Si au cinéma il s’agit encore pour l’acteur de jouer, c’est alors à la manière des enfants qui ne savent pas qu’on les observe pendant leurs jeux, et qui sont mobilisés par une concentration et un sérieux inégalables.

Il n’y a pas d’intimité : existentialisme de Kechiche

Nous arrivons ici à la pierre de touche du cinéma de Kechiche. Adèle n’a pas d’intériorité. Elle n’a pas d’intériorité à exprimer, d’intime à extérioriser : son regard ne révèle rien d’intérieur ; il est tout entier au-dehors. Dit autrement : son regard révèle ce qu’il voit (le monde, les autres, leurs échanges, leurs danses) et non celui qui voit à travers lui (Adèle, son histoire, son caractère, son âme).

c2Le rapport qu’entretient Adèle avec l’exposition d’elle-même pour les toiles d’Emma est exemplaire à cet égard. Non seulement Adèle semble plutôt indifférente aux portraits qu’Emma réalise d’elle, mais elle ne se saisit pas sous la forme de « celle qui pose ». « Je ne pose pas vraiment, c’était juste avec Emma ». L’existence d’Adèle abolit la différence entre la manifestation adéquate d’une hypothétique vérité intérieure (attitude authentique) et le jeu de rôle qu’implique toute pose, en particulier celle qu’adopte un modèle pour un artiste. Il n’y a rien à voir derrière les représentations et expressions qu’Adèle livre d’elle-même en société. Ce parti pris très ferme relève selon nous d’une pudeur propre au cinéma de Kechiche : ne jamais tomber dans le portrait psychologique. Pudeur paradoxale, pour qui s’en tient à la traque des corps par la caméra, aux scènes de sexe intenses et crues, ou aux gros plans sur les visages en pleurs et en colère. Mais c’est précisément là le moyen pour le cinéaste de révéler l’extériorité pure de l’existence : s’en tenir au visible, rendre la vie sans chercher la profondeur dans les effets de surface.

D’où l’extrême violence de deux scènes rigoureusement insupportables, qui violent non pas « l’intime », mais la liberté de « l’être-en-extérieur » d’Adèle. Ces deux scènes manifestent la volonté d’imposer à Adèle une intimité, c’est-à-dire de figer l’extériorité mouvante de sa puissance d’exister dans une posture qui témoignerait d’une identité propre, et permettrait le tracé d’une ligne de partage entre ce qu’Adèle serait « vraiment » et ce qu’elle donne à voir d’elle-même. Entre son intimité et son existence sociale.

  1. c1Première scène5. Devant le lycée, les copines confrontent Adèle à leurs soupçons. « C’était qui cette inconnue qui t’attendait hier à la sortie de l’école ? Qu’est-ce que tu fous avec cette fille à la tête de gouine ? Tu lèches des chattes ? T’es lesbienne ? Dis-le que t’es lesbienne. Fais pas semblant, soit honnête, avoue-le que t’es lesbienne. »
    Les injonctions vindicatives portées par les copines d’Adèle transpirent l’homophobie, et on peut bien sûr s’en émouvoir. Mais le malaise suscité par cette scène ne tient pas au contenu du propos – et donc à la question du jugement quant à l’orientation sexuelle d’Adèle. Le problème n’est pas qu’Adèle lèche des chattes plutôt qu’elle ne sucerait des queues. D’ailleurs la violence est exactement la même, dégoûtante, dans cette autre scène où quelques semaines avant, averties qu’Adèle avait rendez-vous avec un garçon de leur classe, ses copines insistent pour savoir si elle a « niqué ». Adèle commente d’ailleurs : « on dirait la PJ du sexe ». C’est que ses copines veulent connaître, ou plus exactement assigner une sexualité à Adèle dont elle pourrait en retour leur révéler la vérité. Et quand Adèle dénie avoir fréquenté les bars gays et affirme, frondeuse, qu’elle n’est pas lesbienne, il faut bien comprendre qu’en aucun cas elle ne ment6 : littéralement, elle n’est pas lesbienne, pas plus qu’elle n’est hétérosexuelle, au sens où toute son existence est adossée à la volonté ferme de refuser toute vérité intime et de traverser les poses et les postures sans s’y trouver figée.


  2. Deuxième scène. Emma reçoit ses amis chez elle ; Adèle s’est chargée de préparer le repas et d’assurer le service. Les amis d’Emma sont cultivés et le montrent. Ils semblent n’accorder de valeur qu’à l’existence qui s’excepte du cours normal du quotidien et des formes convenues et habituelles de la vie sociale. Là encore, un malaise profond saisit le spectateur. Et, là encore, il ne faut pas se tromper. Bien sûr, Kechiche met en scène une rupture entre deux mondes, deux classes sociales, deux systèmes de valeurs – et ce partage antagoniste semble anticiper la rupture à venir entre Emma et Adèle. Mais cette scène est au fond très commune : on s’y retrouve, et le malaise reste supportable, devenant presque l’occasion d’une jouissance intellectuelle supérieure à la tristesse générée par le récit – ah, l’amour fou face à la dure réalité des différence sociales…7 En réalité, le malaise qui s’empare du spectateur trouve sa source ailleurs : dans la violence des artistico-cultureux qui s’efforcent d’attribuer une âme à Adèle. On butte en particulier sur les interventions de Joachim, galeriste en vogue à Lille et insupportable poseur, dont l’impudeur n’a d’égale que la grossièreté quand il relève chez Adèle l’expression d’une véritable personnalité sur les toiles d’Emma : « Je te vois, avec un caractère, une envie d’apparaître sur l’image ». Le partage de classe, Kechiche le traite comme l’une des données factuelles du matériau qu’il travaille, à la fois infranchissable (sauf par mystification romantique) et pourtant non déterminant par lui-même. Ce qu’il nous montre, par contre, ce qu’il nous donne à voir, c’est la tentative d’identifier une posture ou un ensemble de postures adéquates au signifiant Adèle, et la volonté obtuse d’Adèle, celle qui vit, de s’y dérober.

Ces deux scènes exposent une double violence : assignation d’une vérité intime du corps (sexualité) et assignation d’une vérité intime de l’âme (personnalité). En ce sens le jeu singulier d’Adèle dans le jeu social est très clair : il s’agit très exactement d’un effort pour le déjouer. Soit en répondant négativement aux interpellations (« mais je ne suis pas lesbienne »), soit en répondant par une interrogation indifférente (« ah bon ? », le regard en l’air, à Joachim qui répand sa vulgarité), soit encore en répondant par une suspension toute sceptique  je ne sais pas, je n’en sais rien, je ne saurais pas expliquer »), soit enfin en allant au plus simple et en se fondant dans un rôle qui tient sa légitimité de sa pure fonction sociale  simplement être institutrice, simplement transmettre à des enfants »). Cette violence exposée dans le film est toute proche : ce sont les copines, la famille, l’amoureuse ou l’ami qui frappent en premier. Les proches bienveillants pensent naturellement avoir un accès légitime à l’intériorité de l’adolescente. Emma elle-même cherche à plusieurs reprises à attribuer à Adèle une vie intérieure : elle lui rêve une inspiration, des talents propres ; elle se soucie de son épanouissement personnel et lui fantasme une vocation littéraire qu’Adèle ne se reconnaît pas. C’est que pour Emma le métier d’institutrice ne révèle rien d’autre qu’une vocation purement sociale : pas de vie intérieure, pas de vérité profonde propre au sujet. Moins, en tout cas que l’expression artistique.


 

4 Voir à ce sujet l’entretien d’Adèle Exarchopoulos dans les Cahiers, où elle décrit les modalités concrètes de ce travail de Kechiche avec les acteurs, et leurs effets sur le jeu : « On avait cette liberté qui pouvait aussi être dangereuse. On s’habituait aux caméras, on les oubliait complètement. Sofian El Fani, je ne le voyais même plus à la fin, je pouvais aller où je voulais, faire durer : il suivait. Si je mangeais et que j’étais prise d’émotion, je pleurais ; si je préférais sortir de la pièce au cours d’une engueulade, je sortais ; si on voulait danser au milieu d’une prise, on mettait de la musique et on dansait. On ne réalisait même plus qu’on étaient filmées » (« Epuisée », art. cit., p. 22).
5
http://fr.cinema.yahoo.com/video/la-vie-dad-le-extrait-140000755.html
6
C’est en ce sens selon nous qu’il faut relire le rapport singulier qu’Adèle entretient avec la « vérité » et le « mensonge » (en particulier dans la scène de rupture avec Emma), qui déjoue le partage habituel de ces deux types de rapport à soi, aux autres et au monde.
7
J.-P. Tessé semble dénoncer cette attitude chez Kechiche lui-même quand il parle de « la part sombre de La Vie d’Adèle, qui d’un côté met son cœur sur la table pour nous emporter dans un torrent d’émotions qui bouleversent comme rarement un film a pu le faire, de l’autre laisse transpirer un ressentiment qui s’exprime aussi dans le typage social appuyé des personnages secondaires (les prolos bouffent devant la télé, les bourgeois étalent leur bêtise satisfaite), manière lourde de ramener le clivage dans l’économie de l’amour, thème cher à Kechiche. » Jean-Philippe Tessé, « Le cœur battant », dans les Cahiers du cinéma, n°693, octobre 2013. Mais on peut se demander si J.-P. Tessé ne projette pas ici sur Kechiche sa propre satisfaction à dégager ce « paradoxe » dans La vie d’Adèle.

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