Mais pourquoi la « vie » d'Adèle?

Nous sommes maintenant en mesure de dégager les deux fonctions qu’Adèle remplit dans le film de Kechiche. Fonction éthique tout d’abord. Adèle incarne la pudeur de Kechiche. Ce qui coince avec Emma, qui après la soirée mondaine suggère à Adèle de publier quelque chose du style de ce qu’elle écrit dans ses journaux intimes : « Toi aussi Adèle il faudrait que tu fasses quelque chose que tu aimes vraiment. » Adèle répond : « Mais j’écris ce que je ressens… Je vais pas dire ce que je ressens aux autres ». Car pour Adèle l’intimité se réduit à une pose ou une posture. L’intimité est toute faite pour poser à l’extérieur, se dire à soi-même et aux autres qu’on est comme ceci ou comme cela. Contrairement à ce que nous laisse croire la discussion entre Adèle et Emma à leur deuxième rencontre8, Adèle a très bien compris Sartre : il n’y a pas d’intériorité de la conscience, qui est éclatée au monde, tout entière extérieure à elle-même. L’intimité, c’est de la mauvaise foi, de la posture, des poses : de la complaisance. Se complaire dans un personnage, c’est la satisfaction dégoûtante d’être soi, c’est-à-dire de s’identifier avec la posture que l’on s’efforce d’être, la pose que l’on s’efforce de prendre.

Cette pudeur débouche sur la seconde fonction remplie par Adèle : une fonction critique. Adèle est un opérateur de démystification. À l’instar des autres protagonistes principaux des films de Kechiche (Jallel, Krimo, Slimane, Saartje), elle peut sembler impuissante : incertaine dans ses choix amoureux, incapable de rester fidèle, démunie quand on la quitte, passive en société. Dépourvue de posture propre, Adèle met en évidence – par contraste – la vanité de toute prétention à l’authenticité. Elle fait éclater cette vérité : l’authenticité n’est qu’une posture parmi d’autres, une posture qui s’ignore, celle de celui qui croit n’en avoir pas. Alors le monde apparaît comme pure série de postures sans fond, sans arrière-monde de la vérité intérieure. Par conséquent, la négativité qui affecte de prime abord Adèle se retourne en positivité pleine. Adèle est un point zéro qui a pour fonction à la fois de déjouer l’ensemble des clichés parcourant le film et de révéler la puissance de l’existence-dans-le-monde. Vide de toute richesse intérieure, l’existence d’Adèle met en évidence, du même coup, une multiplicité d’attitudes qu’il lui est possible d’adopter dans le monde, une variété de poses et de postures dans lesquelles toute vie consiste.

D'un même geste, celui de son existence même, Adèle remplit une double fonction éthique et critique. La vie d’Adèle témoigne d’une pudeur extrême dans le refus de toute complaisance et agit ainsi en révélateur des postures que nous sommes, que nous traversons et que nous rencontrons. C’est en ce sens que Kechiche s’affirme en cinéaste de la vie : la vie qui déjoue et joue avec les poses et les postures, s’affirmant comme puissance d’exister dans le monde, extérieure à elle-même.

La passion et la vie

On peut alors commencer à comprendre le traitement singulier de la passion proposé par le réalisateur. On devine d’emblée le danger qui menace – pour Kechiche – l’ambition d’aborder ce thème : qu’est-ce qui mobilise autant les poses et les postures sinon la passion amoureuse ? Filmer la passion sans complaisance, voilà sans doute l’un des enjeux de La Vie d’Adèle. De fait, c’est sans doute la plus grande difficulté à laquelle s’est heurté le film, et sa plus grande réussite.

L’amour se construit autour de corps et de langages, des postures et d’états d’âmes. Sous cet aspect, on trouve les plaisirs et les peines, la souffrance et la joie, la destruction et la jouissance. Kechiche excelle non seulement dans l’art de nous montrer ces événements de la passion amoureuse, mais aussi dans celui de saisir notre regard fasciné par la richesse des images. De ce point de vue, La Vie d’Adèle est un film dur, sans complaisance pour les états du corps et de l’âme qu’éprouvent les deux personnages – et le spectateur avec elles. C’est pourquoi nous pouvons avoir le sentiment d’une énième variation sur le thème de la souffrance propre à l’amour-passion.

Amour et mort, amour mortel : si ce n’est pas toute la poésie, c’est du moins tout ce qu’il y a de populaire, tout ce qu’il y a d’universellement émouvant dans nos littératures ; et dans nos plus vieilles légendes, et dans nos plus belles chansons. L’amour heureux n’a pas d’histoire. Il n’est de roman que de l’amour mortel, c’est-à-dire de l’amour menacé et condamné par la vie même. Ce qui exalte, le lyrisme occidental, ce n’est pas le plaisir, ni la paix féconde du couple. C’est moins l’amour comblé que la passion d’amour. Et passion signifie souffrance. Voilà le fait fondamental.9

Denis de Rougement tire les conséquences de la souffrance que l’amour-passion entraîne et conclut à un attrait pour la mort ou pour la destruction immanent au désir de l’amant. « Aimer l’amour plus que l’objet de l’amour, aimer la passion pour elle-même, de l’amabam amare, d’Augustin jusqu’au romantisme moderne, c’est aimer et chercher la souffrance. Amour –passion : désir de ce qui nous blesse et nous anéantit par son triomphe. »10 Mais Adèle cherche-t-elle à souffrir ? Est-elle mue par une pulsion de mort inhérente à la passion ?

Justement non. Kechiche n’évacue pas la difficulté. Tout l’enjeu est justement de ne pas tomber dans la complaisance pour la figure de l’amoureuse transie, c’est-à-dire de ne pas se satisfaire de la posture romanesque de l’amant qui jouit de la souffrance produite par et dans son amour. L’une des plus belles scènes du film s’y affronte.

c3On ne sait pas combien de temps s’est écoulé depuis la rupture avec Emma. Puis nous sommes à la plage, avec Adèle, ses collègues, les enfants. Adèle demande à une monitrice de jeter un œil sur les gamins pour aller se baigner. Elle renoue ses cheveux et s’enfonce dans la mer sous un soleil éclatant. Le spectateur ne peut pas ne pas penser au suicide : se laisser partir, lentement, emportée par les flots, dernière image d’une passion qui transcende et déborde l’existence, emmenant l’amoureuse blessée dans la destruction qui mettra un terme à sa souffrance et lui permettra de rejoindre le grand fond dont elle procède. Eh bien non, c’est raté, on n’aura pas ce plaisir, on ne pourra se satisfaire de cette pose. Car Adèle devient l’eau, elle est à l’eau comme la conscience sartrienne est au monde, mais elle ne s’y identifie pas. Scène suivante : Adèle, dans un bar, attend Emma pour une ultime tentative de reconquête.

La seconde partie du film tout entière – le second chapitre, après la rupture – est à l’image de cet enchaînement. Plusieurs séquences nous ont montré alternativement la douleur déchirante d’Adèle et sa vie d’institutrice qui continue avec ses joies et ses obstacles propres : une scène de pleurs, une scène de vie d’institutrice, une scène de pleurs, etc. De telles scènes s’inscrivent apparemment dans des registres différents. On aurait cependant tort d’y voir des épisodes liés dialectiquement, avec relève de l’un par l’autre et/ou abandon de l’un pour l’autre. Il n’y a pas d’un côté Adèle face à la vérité de son âme, désormais seule avec sa souffrance, et de l’autre côté Adèle face au monde, capable de transcender le gouffre de son amour passionné pour persévérer dans son être en société. La vérité d’Adèle n’est pas plus dans une scène que dans l’autre. La vérité d’Adèle serait plutôt sa vie. Et sa vie n’est rien d’autre que l’enchaînement même, sans médiation, des manières d’être au monde qui composent une existence en situation en s’affrontant au néant sur lequel elles s’adossent.

La Vie d’Adèle est sans complaisance. Voir ce film, c’est faire radicalement l’épreuve de l’énigme de l’existence : l’énigme d’une vie qui dure. Une vie qui ne choisit pas entre le plaisir ou le pâtir, entre la satisfaction ou l’intensification de la douleur, mais une vie qui dure à travers les plaisirs et les peines, les joies et les souffrances, la jouissance et la mort. Et le film débouche sur une question, dont on soupçonne qu’elle travaille Kechiche depuis le début, mais que le récit de la passion amoureuse d’Adèle lui a sans doute permis d’affronter. Qu’est-ce qui fait que la vie dure, malgré tout ?

Maud Hagelstein et Antoine Janvier
Octobre 2013

 

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Maud Hagelstein est chercheuse au F.R.S.-FNRS et enseigne l’esthétique à l’ULg. Ses travaux concernent notamment la théorie de l’image contemporaine.

crayongris2Antoine Janvier est collaborateur scientifique du FRS-FNRS au département de philosophie de l’ULg. Ses travaux portent sur la philosophie de Gilles Deleuze, ainsi que sur la philosophie morale et politique contemporaine, en particulier sur les questions d’éducation.

 




8 http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19515304&cfilm=203302.html
9 Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident [1938], Paris, Plon, 1972, 10/18, 2010, p. 15-16.
10 Ibid., p. 53.



Lire aussi : Antoine Janvier, Le cinéma d’Abdellatif Kechiche à paraître dans les Cahiers du GRM n°5 en décembre 2013.

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