Oui, pourquoi la « vie » d’Adèle ? À l’évidence, Kechiche ne nous en montre qu’une tranche, de la fin de ses années de lycée à ses premiers pas d’institutrice maternelle. Pourquoi alors la vie d’Adèle, et pas : l’adolescence d’Adèle, la passion d’Adèle, Adèle et Emma, ou les amours d’Adèle ? Car le spectateur est prévenu depuis longtemps, on le lui a assez dit : le film met en scène l’histoire d’une adolescente qui se cherche, qui cherche sa vérité intime. Et quoi de plus intime qu’une passion amoureuse, celle d’Adèle et Emma, jeune femme qui termine les Beaux-Arts ? Quoi de plus intime dans la passion amoureuse que le plaisir et la sexualité ? Kechiche ne manque pas d’exposer aux regards les séquences les plus privées d’une telle passion, dans de longues scènes de sexe qui ont déjà tant fait parler d’elles. Le cadre interprétatif est là, tout fait : Adèle passe par le temps de la recherche de soi, où l’on ne sait pas ce que l’on est et où l’on tente de survivre à la crise identitaire ; elle fait l’épreuve de ce rite initiatique des sociétés modernes qui est en même temps le moment privilégié d’expérimentation et de construction du sujet. Ainsi La vie d’Adèle serait le Bildungsroman d’une jeune Lilloise du 21e siècle testant différentes configurations amoureuses avant d’approcher la vérité de son désir : d’abord un garçon, puis une copine de lycée, puis Emma, puis d’autres aventures, et pour finir, peut-être, un jeune homme. Sauf que cette « formation » ne débouche sur aucune forme subjective achevée. Ceci doit éveiller notre méfiance. Adèle se cherche-t-elle vraiment ? Et surtout : est-ce là le sujet réel du film (au double sens du terme : aussi bien le thème choisi par le cinéaste que la subjectivité autour de laquelle tourne La Vie d’Adèle) ?
Le regard d’Adèle
Commençons par rappeler que le film invite surtout le spectateur à une expérience sensible, dont il sort parfois épuisé, pour l’avoir éprouvée trop violemment. Chez Kechiche, le jeu des affects s’incarne nécessairement dans des corps. Il ne faut pas se méprendre : pas de strict matérialisme dans ce parti pris. Faire éprouver au spectateur la corporéité par laquelle passent les affects revient avant tout à délaisser la morale des relations amoureuses au profit d’une physiologie du désir. Pour montrer que la construction du désir est arrimée à des micros-événements physiques (un nez qui pleure, une bouche qui se tord, un souffle qui s’accélère) plutôt qu’à des états du corps ou à des mouvements psychiques souterrains, la caméra se rapproche vraiment des êtres, tourne autour d’eux, et nous montre comme à la loupe le réel du désir, en tant qu’il excède la matérialité brute des corps et les évanescences des sentiments psychologiques. À un journaliste lui reprochant de « donner l’accès à l’intimité du personnage », et donc « aussi possiblement [de] le réduire à sa corporéité », Kechiche répond que l’enjeu est tout autre, à la fois plus simple et plus profond :
Au delà de l’intimité d’un corps, c’est un regard que je porte sur l’homme en général, l’être humain. C’est l’expression de questions obsessionnelles que je porte. Sur ce que nous sommes, par-delà ce corps qui vit, qui peut être beau ou presque monstrueux. J’espère que nous ne sommes pas que des trous et des sécrétions, même si nous le sommes aussi. J’essaie en filmant cela de me demander ce que nous sommes au delà de cette animalité. C’est une évidence de dire que nous sommes constitués aussi bien de nos organes, de notre mécanique, que de sentiments, d’une vie intérieure, mais il y a quelque chose d’autre qui dépasse ces deux aspects de la vie. Cela je ne peux le définir, je sais seulement qu’il m’intrigue. Et qu’il s’exprime dans les sentiments, et aussi dans ce qui arrive au corps.1
D’où l’étrange spiritualisme qui se dégage de cette enquête dans la matérialité des corps et la psychologie des sentiments : il y a quelque chose d’autre… Kechiche « veut voir l’âme des gens, quand tout s’efface en toi, que tu oublies que tu joues, que tu es une actrice, une femme… »2. L’âme des gens : le réel propre qui se cache derrière un personnage, ou plutôt que cache un personnage (son corps et ses sentiments), à la fois le personnage que l’on joue dans la vie quotidienne et le personnage que l’acteur se doit de jouer dans un film, en tant qu’il est acteur. C’est pourquoi le cinéma de Kechiche ne se contente pas de nous exposer les événements, comme si on les regardait à travers une vitrine. Le cinéma de Kechiche n’est pas une fenêtre ouverte sur le monde et ses personnages, sur leurs corps et leurs états d’âme. C’est le monde qui, en sortant de ses gonds et en défonçant l’abri de représentations familières auxquelles nous sommes habitués, nous explose au visage. C’est le réel qui, traversant les représentations dans lesquelles il nous est donné à vivre comme supportable, crève l’écran du jeu pour donner sa puissance et sa consistance à cette surface du visible, fine pellicule, qu’on appelle « un film »3.
Mais qu’est-ce que le désir, l’âme, le réel ? Comme tout créateur, Kechiche soutient une thèse et la développe par les moyens proprement cinématographiques qui sont les siens. Selon nous, cette thèse est la suivante : il n’y a pas d’intimité. Ce qui signifie que rendre le désir, l’âme, le réel à l’écran, ce n’est pas chercher une supposée vérité intérieure d’un personnage, d’une vie, d’une existence, ou d’une relation, derrière les apparences extérieures qui la manifesteraient en la trahissant. La Vie d’Adèle est tout entière ordonnée à la mise à l’épreuve de cette thèse. Mise à l’épreuve formelle en un premier temps. La caméra a beau s’approcher au plus près des corps, Adèle n’en devient pas transparente. Au contraire, la proximité du cadrage a pour effet paradoxal de tenir le spectateur à distance. Filmée de près, Adèle nous rejette à l’extérieur. Rien ne nous est livré sur le fond de ce qu’elle pense et de ce qu’elle ressent. C’est d’ailleurs une constante du cinéma de Kechiche : les personnages principaux restent opaques au spectateur. Avec La Vie d’Adèle, la nature de cette opacité est minutieusement explorée. Sans doute est-ce là le moteur de l’attention toute particulière que Kechiche prête ici aux regards, après celle qu’il portait au langage (L’esquive), à la matérialité des corps (La graine et le mulet) et aux postures et représentations (Vénus noire).
Il est en effet frappant que les relations entre les différents personnages – Adèle et Emma surtout, mais pas seulement – reposent sur un jeu constant d’échanges de regards, auquel le spectateur participe inévitablement puisque lui-même regarde sur l’écran ceux qui ne le voient pas (à l’exception près d’une scène d’école où des enfants répètent une chorégraphie : un enfant à l’avant-plan se retourne vers la caméra et nous adresse, pendant quelques secondes, un regard curieux). Ainsi de l’un des moments forts du film, la scène de dispute : « Tu crois que je vous ai pas vus, là ? Je l’ai vu Adèle. Tu fais ça, puis t’oses me regarder ? Je ne veux plus jamais te voir. Je ne veux plus jamais voir ta tête. Je ne veux plus te voir. Je ne veux plus jamais te voir ». Dans cette manière d’insister sur les regards, rien d’original, apparemment. Le désir passe par les yeux, c’est bien connu : pour beaucoup, il répond prioritairement aux stimulations visuelles. Mais « il y a quelque chose d’autre ». Car ces échanges captés avec finesse par la caméra sont en grande partie manqués, différés, cachés et presque à chaque fois « problématiques » : regards inaperçus, regards par en-dessous, regards fuyants, regards honteux, regards de biais, regards violents, regards jaloux, regards inquisiteurs, etc.
Deux interprétations sont possibles. D’un côté, Kechiche semble nous montrer, dans ces échanges ratés, l’essence même de l’adolescence : le moment de ce désir de voir qui ne sait où poser ses yeux. L’adolescence est le temps des regards qui suivent, des regards qui scrutent, des regards qui matent (Adèle à sa copine de classe : « tu regardes le cul d’Alice ? »). L’adolescence est aussi le temps du regard confronté à l’étranger. Adèle regarde en douce les cheveux d’Emma dans son dos, pendant qu’Emma regarde les fesses des statues du musée d’Orsay. L’adolescence est encore le temps où l’on veut voir avant de savoir. Quand ses amis vont danser dans une boite gay, Adèle leur lance : « Allez-y, je vous regarde, j’arrive ». Adèle, celle qui se cherche.
Mais d’un autre côté, le regard d’Adèle est moins celui de l’errance ou du malaise timide que celui de la fascination. La première rencontre entre Adèle et Emma se raconte comme un contact visuel foudroyant. Adèle se rend à l’école et croise la jeune femme sur un passage clouté. Capturée par ce regard, elle se retourne vers Emma, continue à marcher sans voir que de nouvelles voitures reprennent leur trajectoire, et manque de justesse la collision avec l’une d’entre elles. Trop pris par ce qu’ils observaient, les yeux d’Adèle sont brusquement mis en demeure de chercher des points de repères qui, l’espace de quelques secondes, lui ont échappé.