L’écriture hiéroglyphique

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Mamisi de Denderah

Le nombre des logogrammes nécessaires pour exprimer toutes les réalités du monde, toutes les sensations, les émotions et les pensées d’un peuple est – on s’en doutera – très élevé, en fait, potentiellement infini. La maîtrise d’un tel inventaire suppose une faculté de mémorisation considérable chez les scribes. Rien d’étonnant dès lors que les Égyptiens aient complété leur système d’écriture par une nouvelle classe de signes prenant en charge uniquement le niveau phonologique. Ces signes, appelés phonogrammes, se ventilent en trois catégories selon qu’ils représentent un seul phonème (classe des unilitères), ou un groupe de deux ou trois phonèmes (classes des bilitères et des trilitères). Les phonogrammes servent à noter, seuls ou associés entre eux, des mots faisant généralement, mais pas exclusivement, partie du système grammatical au sens large : p. ex., prépositions simples ( 12[/m/] « dans »), particules ( 13 [/gérèt/] « or, donc »), pronoms personnels ( 14[/nétèf/], pron. indépendant 3e m. sing.) et démonstratifs ( 15 [/pn/] « celui-ci »). Ils sont encore utilisés comme compléments de lecture, associés à des logogrammes ou des phonogrammes plurilitères : p. ex. au logogramme  16(/kheper/)est souvent associé l’unilitère 17 ; le tout, 18, doit se lire 19, et non 20 ; le phonogramme bilitère  21(/mes/) s’écrit généralement accompagné de l’unilitère  49(50). Contrairement à ce que ces quelques exemples pourraient laisser penser, les compléments de lecture ne se limitent pas à la dernière consonne du mot : ainsi dans le mot 23 « chaud » 24, le signe 25(/ta/) est-il entouré des unilitères 26  et  27 (le signe 28 est un classificateur). Enfin, les phonogrammes, généralement la classe des unilitères, peuvent compléter la graphie d’un mot utilisant un logogramme : p.ex. dans le mot 29 (/sekheperet « ce qui est advenu »), les signes 30 31 et  32 s’ajoutent à la lecture du logogramme 33 (le signe 34  est un classificateur).

Les phonogrammes unilitères forment une classe à part dans la mesure où il y a autant de signes unilitères que de phonèmes dans la langue, soit 24 en ne comptabilisant que les phonèmes consonantiques, les seuls à être notés dans l’écriture hiéroglyphique (cf. les systèmes d’écriture arabe ou hébreu qui n’ont qu’une notation partielle du système vocalique). Théoriquement, il aurait donc été possible de transcrire l’égyptien ancien au moyen des seuls signes unilitères, bref de recourir à ce qui aurait alors été un alphabet. Les Égyptiens n’ont jamais franchi ce pas, probablement pas en raison d’une quelconque ignorance ou d’une pauvreté d’imagination, mais de manière totalement assumée, de la même manière que les Japonais pourraient noter leur langue au moyen d’un de leurs deux syllabaires (hiragana ou katakhana) sans s’encombrer des logogrammes hérités de l’écriture chinoise (kanjis). En fait, les écritures hiéroglyphique, chinoise ou japonaise sont bien plus que des moyens destinés plus ou moins adroitement à fixer par écrit l’oralité. Ce sont des systèmes intimement enracinés dans la culture qui les a produits et dont ils sont le reflet. Aussi la maîtrise progressive des signes est-elle tout à la fois un apprentissage de l’écriture et une introduction à la culture et à la civilisation. On ne s’étonnera donc pas que l’abandon du système hiéroglyphique ait coïncidé en Égypte avec le rejet de l’antique culture païenne des Pharaons lors des premiers temps du christianisme.

stèle funéraire  Moyen EmpireLes phonogrammes bilitères et trilitères sont le plus souvent issus de logogrammes dont les scribes n’ont retenu que la valeur phonologique. Par exemple, le signe de la maison,35 , qui sert à écrire le mot « maison » et qui se lit 36 (/per/)pourra servir, comme phonogramme, à écrire des mots où l’on retrouve la suite de phonèmes p + r, sans qu’y soit attachée l’idée de maison, comme dans  37 « sortir » (le signe 38 est un classificateur).


Stèle funéraire, Moyen Empire

Enfin, le système hiéroglyphique se complète par une troisième catégorie de signes, les classificateurs sémantiques (aussi appelés déterminatifs). Ces signes sont dépourvus de valeur phonétique ; ils expriment la catégorie sémantique à laquelle le mot peut être rattaché. Dans l’écriture, ils se placent toujours à la fin du mot, ce qui est par ailleurs très utile pour séparer les mots dans une écriture qui ignore le blanc typographique (scriptio continua). La manière dont les mots sont classés est toujours une question de point de vue : très souvent, les mots sont susceptibles d’être rangés dans des classes différentes. Par exemple, un meuble peut se voir attribuer un classificateur le rangeant dans la catégorie du (ou une catégorie particulière de) mobilier, mais le matériau dans lequel il a été réalisé peut parfois prévaloir aux yeux du scribe, ou encore la fonction auquel il est destiné. C’est le cas du mot 39 (/hen/) qui désigne un coffre, lequel peut s’écrire 40 , avec le classificateur générique du coffre, ou 41 avec le classificateur générique du bois ou encore 42, avec le classificateur du sarcophage sur un catafalque par référence à un type de boîte particulier (le cercueil).

Comme cela a été signalé, un signe peut être tour à tour employé comme logogramme, phonogramme ou classificateur. C’est le cas du plan de maison, 43, déjà rencontré comme logogramme et comme phonogramme. En tant que classificateur, il peut accompagner tout type de bâtiment : 44 (/ihou/) « écurie »45(/ach/) « palais » ,  46 (/hout/) « château »,  47 (/kheneret/) « harem »48(/kap/) « cabane, hutte », etc.

Le nombre de signes utilisés a fortement varié au cours du temps : durant la période classique, le répertoire est d’environ 850 à 900 signes. Les époques grecque et romaine connaissent une croissance remarquable, qui trahit en fait une hybridation du système : il faut alors compter plusieurs milliers de signes, un chiffre qu’il faut toutefois pondérer en fonction des pratiques de chaque temple. Le maniement des hiéroglyphes, la création de nouveaux textes sont alors devenus l’affaire d’un nombre excessivement restreint de savants appartenant à la caste des prêtres. En créant de nouveaux signes ou en attribuant de nouvelles valeurs à des signes anciens, les hiérogrammates révélaient de nouvelles potentialités du divin et contribuaient ainsi à enrichir le discours théologique. Au cours de cette dernière phase de l’histoire de l’écriture hiéroglyphique, les signes reçurent souvent une interprétation symbolique. Cet aspect particulier de l’écriture exerça une influence directe et profonde sur la manière dont les intellectuels grecs puis latins conçurent le fonctionnement des hiéroglyphes, une conception dont le monde occidental fut tributaire pendant près de 1500 ans avant que les travaux de la fin du 18e s. ne restituent à cette écriture sa dimension propre, et ouvrent ainsi la voie au déchiffrement génial de J.-Fr. Champollion.

Jean Winand
Octobre 2013

crayongris2Jean Winand enseigne l'égyptologie à l'Université de Liège et à l'Université libre de Bruxelles. Ses domaines de recherche sont principalement la langue et la philologie de l'Égypte ancienne, mais aussi la littérature et l'histoire des idées.

Voir son Parcours chercheur sur Reflexions

 

hieroglyphesorigines

 

 

Jean Winand, Les hiéroglyphes égyptiens, Presses Universitaires de France, Coll. "Que sais-je ?", septembre 2013

Jean Winand, Aux origines de l'écriture. Les hiéroglyphes égyptiens, Académie royale de Belgique, coll. "L'Académie en poche", octobre 2013. 

 

Voir l'article Les hiéroglyphes au cœur de la culture égyptienne, par Philippe Lecrenier, sur le site Reflexions

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