Entre les multiples interprétations de Shakespeare, l’accueil de personnalités à la renommée internationale – dont Raimund Hoghe, ancien dramaturge de Pina Bausch – ou encore l’accent tout particulier mis sur la danse (avec notamment la venue d’Anna Teresa de Keersmaeker), le Théâtre de Liège a concocté pour son public un programme fourni et ambitieux. Nichées au coeur de cette affiche engageante, quelques pépites ont retenu notre attention.

Pour ses premiers pas entre les murs de l’Émulation, le Théâtre de Liège met les créations à l’honneur. Ainsi, dans la foulée du week-end d’inauguration, l’acteur liégeois Mehdi Dehbi s’approprie Les Justes d’Albert Camus. Née sous la plume du français en 1949, cette pièce s’inspire de faits réels, qui prennent pour décor le Moscou de 1905. Camus décrit l’action d’un groupe de terroristes qui orchestre l’assassinat du Grand-Duc Serge, l’oncle du Tsar ; ces révolutionnaires, ne supportant plus la tyrannie exercée par ce dirigeant despotique, font le difficile choix de donner la mort pour épargner des vies. Une page d’histoire dont le jeune Mehdi Dehbi se saisit pour évoquer les conflits qui secouent actuellement le Proche-Orient. À l’aube d’une carrière cinématographique prometteuse, le belge – qui a fait ses classes à Liège, Bruxelles, mais aussi Paris et Londres – avait reçu le FIPA d’or pour sa prestation dans L’infiltré de Giacomo Battiato. Également remarqué dans Le Fils de l’Autre, de Lorraine Lévy, Mehdi Dehbi propose une interprétation surprenante de l’œuvre de Camus, en arabe classique. Relayée par cinq acteurs – Sumaya Al-Attia, Husam Alazza, Assaad Bouab, Firas Farrah et Hala Omran – originaires de Syrie et de Palestine, elle interroge la genèse et la justesse des actes que l’humain pose. Plus encore, Mehdi Dehbi distille une réflexion sur les carcans idéologiques qui brisent la soif de liberté de la jeunesse orientale. Avec une mise en scène proche du huit-clos, les paroles et les mouvements animent la scène de leur imposante présence, effaçant subtilement la frontière entre les acteurs et le public.
Une autre création vient émailler l’affiche de cette saison : Phèdre. Second volet d’un triptyque, la pièce est portée par la compagnie Khroma. Après son interprétation applaudie d’Ismène, elle prolonge son travail sur la tragédie en choisissant une fois encore un des textes de Yánnis Rítsos. Jouant sur l’intemporalité de la mythologie, le poète grec s’empare de personnages emblématiques pour livrer un discours sur la société actuelle ; empruntes d’un militantisme convaincu, ses œuvres fustigent la censure et la pression dictatoriale. Avec ce monologue de 1975, l’auteur évoque l’histoire de l’amour passionné d’une femme pour le fils de son mari : un amour impossible, qui consume l’héroïne jusqu’à sa perte. S’imprégnant du cadre poétique offert par le récit de Rítsos, Marianne Pousseur propose un seul-en-scène puissant : campant une Phèdre résolue, elle s’adresse directement au public, qui incarne le mutisme fatal d’Hippolyte. Au travail musical élaboré par Marianne Pousseur et Diederik de Cock se mêlent la mise en scène et le jeu sur la lumière d’Enrico Bagnoli : en intégrant des phénomènes éphémères dans la scénographie – glace qui fond, eau qui se transforme en vapeur –, il vient accentuer de manière subtile l’inéluctabilité du destin de Phèdre. Cette œuvre surprenante, qui s’inscrit dans le cadre du projet de coopération transfrontalière TOTAL THEATRE, sera visible dans six institutions culturelles de la Grande Région : outre le Théâtre de Liège, elle tournera également au TNL, ainsi qu’aux théâtres d’Eupen, de Saint-Vith, de Thionville et de Sarrebruck.
Les dernières semaines de l’année 2013 seront rythmées par une troisième création à la sonorité étrangement familière : Les Vwès del nut’, interprétée en dialecte wallon. Écrit en 1961, ce récit policier signé Jean Rathmès noue sa trame autour de trois faits divers qui agitent le village de Seraing : alors qu’une noyée est découverte dans la Meuse, un petit garçon est abandonné au bord d’une route et une femme tente de s’enfuir avec un Italien. Ce qui relevait a priori d’une simple coïncidence se transforme, sous l’œil expert de l’inspecteur Leclerc, en une affaire d’une étonnante complexité. Mise en scène par Élisabeth Ancion et François-Michel van der Rest – qui avaient marqué les esprits lors du Festival Émulation avec leur Causerie sur le lemming, en 2008 –, cette œuvre se distingue du reste de l’affiche par son jeu en wallon. Suscitant une attente impatiente dans le chef du public, elle témoigne du souvenir encore vivace qu’évoque ce patois chaleureux aux oreilles des èfants dèl Walon’rèye.

Au delà de ces trois créations – qui sont loin d’être les seules de la saison –, l’affiche se nourrit également de la venue d’un enfant terrible du théâtre : Pippo Delbono. Après Questo Buio Feroce en 2006, et La Menzogna en 2010, le metteur en scène signe un retour sur les planches liégeoises avec Dopo la battaglia – littéralement, Après la bataille. Cet héritier de Kafka et de Pina Bausch, qui avait animé une master class à l’ULg lors de son dernier passage dans la Cité Ardente, brosse un tableau contrasté de l’Italie actuelle. Dès l’ouverture, Dopo la battaglia évoque la médiocrité et la corruption du pouvoir politique, appuyé par la sphère médiatique : à cette fresque acérée, Delbono oppose son propre univers, chatoyant et hors norme. Évoluant dans un espace uniquement meublé par les tonalités de gris – qui évoque l’emprisonnement du corps, mais aussi celui de l’esprit –, le metteur en scène et ses comédiens atypiques plongent le public à la croisée de différentes expériences, tant sonores que visuelles. Mêlant les mots d’Artaud et de Pasolini à la musique de Balanescu, Delbono livre une performance entre révolte et ouverture à l’altérité. La promesse d’une gifle esthétique, attendue de pied ferme.