Censure de l'écrit et tabous en Égypte pharaonique

Se garder de l’indicible : les référents intouchables

Malgré toutes les stratégies que l’on a eu l’occasion de décrire ci-dessus, il est visiblement des faits qu’il vaut mieux se garder, purement et simplement, de consigner par écrit. Les traces matérielles à l’appui de ce point sont évidemment particulièrement peu nombreuses, puisque ces contenus ont d’avance été complètement expurgées de l’écrit. Cependant, parmi les rares réferences connues à cette autocensure extrême, on peut citer le cas singulier relevé par J.Fr. Quack, relatif au procès de pilleurs de tombes qui se tint à Thèbes à la suite du pillage systématique de la Vallée des rois et des régions avoisinantes par des bandes organisées à la fin de la période ramesside. Un document mentionne l’interrogatoire d’un chef des portiers nommé Djéhouty-Hotep. Ce dernier est placé en présence de Pharaon pour qu’il confesse ses méfaits. Suit une proposition, difficile à interpréter et qui pose des problèmes grammaticaux réels, mais qu’il faut vraisemblablement comprendre comme suit :

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« il (i.e. son propos) ne peut nous être apporté par écrit »

Cette proposition semble donc témoigner du fait que la gravité des faits commis par le chef des portiers Djéhouty-Hotep, qui ont été rapportés devant le souverain, dépasse le dicible, si bien qu’ils ne peuvent être fixés par écrit et transmis à la commission d’enquête chargée de faire toute la lumière sur les pillages de tombes de l’Occident de Thèbes.

On terminera ce rapide panorama des formes variées que prennent les actes de censure de l’écrit en Égypte ancienne en insistant sur le fait qu’il ne saurait rendre justice à la complexité du phénomène dans nos sources. Il conviendrait en effet de rendre compte en sus de l’interaction de ces pratiques en synchronie, de leurs sphères d’actualisation respectives (religieuse, politique, juridique, etc.), ainsi que de leurs répartitions très inégales dans la documentation au cours des plus de trois mille ans de culture pharaonique. Quelques conclusions peuvent cependant être esquissées à grands traits. En Égypte ancienne, la censure – si c’est bien alors le terme approprié – ne se pense pas en complémentarité avec la liberté d’expression et, partant, elle ne se conçoit guère comme un acte intervenant a posteriori, c’est-à-dire ayant pour but de faire entrer dans le cadre d’une idéologie particulière un contenu déjà formulé. Le contexte social de la pratique de l’écrit en est assez directement la cause : l’élite des lettrés avait tout intérêt à rendre ses productions écrites d’avance conformes aux principes généraux défendus par le pouvoir royal dont elle était à la fois porte-voix et faisait largement partie. Par conséquent, c’est une autocensure d’un type particulier qui demande à être décrite dans l’environnement culturel égyptien, puisqu’elle n’a pas pour cause une censure a posteriori que les scribes voudraient éviter. Il s’agit bien de faire se conformer, anticipativement, le contenu des textes aux principes généraux de la Maât – norme universelle dont le Pharaon est garant sur terre – en évitant ou reformulant d’avance les signifiés qui lui seraient contraires (par exemple en faisant usage de l’antiphrase ou en niant les faits après coup). En outre, on a pu observer que la manière dont les Égyptiens conceptualisaient la langue (i.e. comme participant de l’être) les a également conduits à développer des stratégies de neutralisation du signifiant et du stimulus graphique : il s’agissait alors d’éviter de faire advenir à l’existence, en vertu de la puissance même de leur expression ou de leur représentation, des choses ou faits potentiellement dangereux voire tabous. Ainsi, de manière exemplaire, en Égypte ancienne, l’ensemble des composants du signe linguistique peuvent être touchés par des stratégies visant à neutraliser les risques idéologiques tout autant que les dangers magiques liés à l’écriture.

 

Stéphane Polis
Septembe 2013

 

crayongris2Stéphane Polis est chercheur qualifié du F.R.S. – FNRS attaché à l’Université de Liège.  Ses recherches portent essentiellement sur des questions de linguistique et de philologie en égyptien ancien. Ses domaines de prédilections sont ceux de la variation et du changement linguistique (en particulier les phénomènes de grammaticalisation), de l’expression de la modalité, de la sémantique lexicale, et de la terminologie linguistique. Il est co-directeur du projet Ramsès dans le cadre duquel est développé un corpus richement annoté du néo-égyptien.

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