Un troisième procédé, la négation a posteriori des faits, peut être illustré par un exemple emprunté à l’une des plus célèbres affaires de l’époque ramesside, celle connue sous le nom de Conjuration du Harem qui a directement touché le Pharaon Ramsès III12. Ainsi qu’on l’a vu plus haut, les rébellions des hommes contre les dieux sont un sujet particulièrement sensible, dont on doit parler avec la plus grande précaution, quoiqu’il relève du domaine mythologique ; on imagine dès lors la vigilance de l’autocensure idéologique au crible de laquelle les sources devaient passer lorsque le complot se nouait directement dans la sphère politique, entre hommes de chair et de sang, et concernait la personne même de Pharaon. Dans des documents relatant les événements de la conjuration, on note l’emploi d’une série de négations qui ont attiré l’attention de P. Vernus en raison de leur caractère étrangement tarabiscoté :
« ils (les écrits magiques) furent remis à Pabakkamen, auquel Prê n’a pas permis d’occuper la fonction de Chambellan »
Dans le texte du papyrus Rollin (l. 2) cité ci-dessus, la formule « auquel Prê n’a pas permis d’occuper la fonction de Chambellan » ne manque en effet pas de surprendre. Quelle peut être la portée d’une telle affirmation ? Si Pabakkamen n’a pas exercé la fonction de chambellan, pourquoi seulement prendre la peine de le mentionner ? Étant donné les observations qui précèdent, la réponse est relativement obvie : il s’agirait d’une sorte de formule d’imprécation destinée à effacer rétrospectivement un événement contraire à l’ordre du monde (le fait qu’un conjuré occupe une fonction d’une telle importance) en niant le fait que Prê ait permis l’avènement d’une telle situation. Cette analyse est d'ailleurs corroborée par d'autres sources où Pabakkamen est affublé du titre qui lui est refusé dans le papyrus Rollin.
Acquise l’interprétation antiphrastique de
« que Prê n’a pas permis », il paraissait raisonnable de poser que le sens d'un autre
passage similaire du même document évoquait le meurtre du Pharaon : « après qu’il a perpétré les méfaits qu’il a commis, mais que Prê n'a pas permis qu'il puisse arriver qu'il les réussisse ». Si la lecture antiphrastique est correcte, il en découle en effet que, malgré l’échec déclaré des funestes entreprises de Pabakkamen à l’encontre de Ramsès III, le Pharaon aurait été la victime bien réelle d’un complot mené à son terme. Cela devait rester au stade des hypothèses jusqu’à ce qu’une étude récente de la momie du souverain nous apprenne que Ramsès III a effectivement été poignardé mortellement à la gorge : l’antiphrase reconstruisant le réel par le discours a donc longtemps eu, sur les égyptologues du moins, les effets escomptés.
Neutraliser le signifiant : euphémisme et jeux phonétiques
La puissance du signifiant en lui-même, c’est-à-dire le pouvoir potentiellement néfaste du mot dans sa dimension phonétique, peut elle aussi être neutralisée par différentes stratégies. On sait que les interdictions portant sur le recours (surtout à l’écrit) à certains termes est une tendance typologiquement bien attestée : pour éviter le caractère grossier, brutal voire tabou d’un signifiant, on contourne le problème en le remplaçant en contexte par un autre mot dont l’emploi est dit « euphémique », visant à l’atténuation des sens déplaisants trop directement attachés à des lexèmes donnés. Cette répugnance à recourir à certains signifiants semble dépasser les idéologies particulières à certaines langues, puisque, dans des sphères culturelles n’entretenant pas (ou très peu) de relations, ce sont très fréquemment les mêmes champs lexicaux qui sont concernés. Ainsi, en Égypte comme ailleurs, les mots relevant des domaines liés à la mort et au sexe sont particulièrement touchés. Les Égyptiens ont, par exemple, également recouru au verbe « connaître » dans le sens biblique, alors qu’un riche vocabulaire explicite était à leur disposition. Dans le conte de Vérité et Mensonge, le verbe employé pour référer à l’acte sexuel est ainsi l’égyptien , littéralement « (apprendre à) connaître » :
« et il coucha avec elle durant la nuit, et la connut d’une connaissance de guerrier »
Si le contexte est on ne peut plus clair, la graphie du terme l’est également puisqu’au classificateur abstrait qui accompagne le verbe connaître dans sa graphie courante (
), le scribe a préféré une graphie faisant usage des possibilités iconiques de l’écriture hiéroglyphique
qui ne demande guère de commentaire : .
Si les stratégies de remplacement euphémistique sont une première manière d’éviter un signifiant trop encombrant, une seconde façon de procéder consiste à jouer sur la structure phonétique de celui-ci. A. Loprieno cite ainsi le cas du crocodile, un animal aussi présent que craint en Égypte ancienne, qui participait de plusieurs cycles mythologiques. On trouve, notamment dans les tombes de l’Ancien Empire, une graphie (
) où l’on a déplacé deux consonnes radicales — les linguistes parlent de métathèse —, le mot normal pour crocodile en égyptien ancien étant
(
) avec le
(
) placé en finale plutôt qu’en tête de mot. Ce procédé de commutation est susceptible d’avoir été employé pour référer expressément au crocodile, sans pour autant réveiller les dangers liés à l’animal par la simple actualisation du signifiant qui lui est associé.
Paralyser le stimulus
Parmi les formes de neutralisation de tabous et puissances maléfiques liées à l’écriture, il faut enfin mentionner celles qui portent, non pas sur le terme linguistique (c’est-à-dire le couple signifiant-signifié), mais sur sa composante matérielle, les signes de l’écriture hiéroglyphiques eux-mêmes – tels qu’ils sont inscrits sur les monuments. On traite alors d’une intervention sur la partie du signe appelée stimulus en sémiotique.
On l’a dit, les signes hiéroglyphiques inscrits, c’est-à-dire l’écriture dans sa forme matérielle, possèdent une efficace performative qui est directement liée au caractère figuratif (représenter c’est actualiser) et dont il faut pouvoir se préserver ou qu’il faut pouvoir paralyser si le besoin s’en fait ressentir. On précisera cependant immédiatement que le pouvoir du signe comme image ne rejaillit que dans des circonstances déterminées, particulièrement celles des textes funéraires. Cela est heureux pour les scribes égyptiens, serait-on tenté de dire, dans la mesure où des mots très courants possèdent des graphies potentiellement problématiques : le pronom de la troisième personne du singulier, par exemple, s’écrit avec une vipère à corne () qui se lit f – l’origine onomatopéique est probable. On peine donc à imaginer qu’il fût nécessaire d’intervenir sur chacune des actualisations de telles graphies.
La chambre funéraire des pyramides de l’Ancien Empire offre un lieu de choix pour étudier ces phénomènes relatifs à la neutralisation des stimuli de l’écrit par adaptation et transformation des signes. En effet, dans les textes qui y sont inscrits (à partir de la Ve dynastie à Saqqarah avec le roi Ounas), il est manifeste que tous les signes hiéroglyphiques représentant des êtres vivants ont été jugés problématiques : leur action magique aurait pu nuire au mort reposant dans la chambre funéraire. Par conséquent, on rencontre dans ce contexte des graphèmes dont la forme particulière ne peut s’expliquer qu’en vertu d’une intervention consciente et réfléchie sur le stimulus de l’écriture, par suppression – le scribe choisit de supprimer un signe animé qui intervient normalement dans la graphie d’un mot –, par remplacement – remplacement d’un phonogramme par un autre de même valeur ou d'un classificateur par un signe générique –, ou mutilation – le scribe ampute un signe pour lui ôter sa force et son efficacité dans le réel.
On se bornera à citer ici deux exemples typiques de mutilation. En lieu et place de l’homme assis (qui est employé avec des fonctions très diverses en égyptien) on trouve la graphie suivante :
. L’absence de jambes garantit alors que le personnage représenté se trouve paralysé, bloqué dans sa fonction de stimulus linguistique et ne puisse pas prendre d’indépendance au cœur de la chambre funéraire. Plus brutalement, il est possible d’entraver la puissance de mouvement en coupant purement et simplement le hiéroglyphe en deux. On trouve donc des signes prenant des formes comme
à la place de la vipère à cornes déjà évoquée (
).