Libertés et nouvelles technologies
On associe fréquemment et parfois un peu hâtivement développement des nouvelles technologies et avènement de la démocratie dans les contextes autoritaires contemporains. Dans le cas chinois, cette association défendue aussi par certains utilisateurs de microblogs chinois (weibo ou qq), doit être nuancée. Rappelons tout d’abord deux choses qui permettent de relativiser une première fois ce lien trop évident entre liberté d’expression et nouvelles technologies. Premièrement, la majorité des utilisateurs fréquentent internet et les réseaux sociaux dans le but de se divertir (musique, loisirs, etc.) et de consommer. Deuxièmement, c’est le Parti qui a pris la décision de donner la priorité aux nouvelles technologies de l’information en Chine15. En outre, tout comme ailleurs dans le monde, rien ne prédispose les nouvelles technologies de l’information à être associées en Chine à un usage favorisant inéluctablement la démocratie. Pour certaines franges de la jeunesse chinoise – les jeunes nationalistes sont par exemple souvent qualifiés de « jeunes furieux » (fenqing) –, internet et les réseaux sociaux peuvent même amplifier voire exacerber le nationalisme en favorisant parfois de véritables « chasses à l’homme » en rapport avec des faits divers ou avec des prises de position critiques visant par exemple Mao Zedong et ayant valu à leurs auteurs de véritables « lynchages virtuels ».
L’avènement d’internet et des réseaux sociaux (plus de 500 millions d’utilisateurs dont plus de la moitié sur les réseaux sociaux) a, en revanche, grandement contribué à la transformation des pratiques liées à la censure et au contrôle des contenus d’information. La diffusion rapide et facile de contenus divers sur la toile et à travers les réseaux sociaux, rend caduque la conception traditionnelle d’une censure « en amont ». Certes, un certain filtrage technologique reste possible via les fournisseurs d’accès et les smartphones, les grandes compagnies internationales fournissant d’ailleurs sans grand scrupule la technologie nécessaire à ce filtrage. Chaque semaine, le Département central de la propagande diffuse dans tout le pays des listes de mots-clés devant être bannis des médias traditionnels, de la toile et des réseaux sociaux, ce qui provoque régulièrement des jeux du chat et de la souris entre les censeurs et des utilisateurs qui sont capables de faire un usage des plus ingénieux de la langue chinoise écrite. Mais en dépit de ces contrôles en amont, la vitesse, la nature extrêmement variée (chansons, poèmes, essais, dessins animés, dessins humoristiques, montages photographiques, etc.) et la quantité d’informations en circulation rendent internet et les réseaux sociaux chinois extrêmement vivants et permettent des usages inédits, inventifs et souvent imprévisibles qui échappent largement à ces contrôles16. Dans ce contexte, l’alternative au contrôle « en amont » consiste pour les services de la propagande à « guider l’opinion publique » pour réguler le contenu de ce qui circule sur internet et sur les réseaux sociaux à défaut de le déterminer unilatéralement. Une des façons de « guider l’opinion publique » consiste à engager des utilisateurs qui jouent un rôle de modérateurs anonymes des débats et qui tentent, avec plus ou moins de succès, d’atténuer le potentiel subversif des certains échanges17. Face à cette mutation de l’intervention étatique, Kevin Latham, un anthropologue britannique spécialiste des médias en Chine, a proposé le concept de « médias désordonnés » (« disorderly media ») afin de nuancer l’idée d’une sphère publique habermassienne et de repenser la question du contrôle en rapport avec les transformations des médias chinois, le pouvoir et les subjectivités politiques18.
S’il faut donc relativiser la corrélation simple entre nouvelles technologies et démocratisation du pays, les spécialistes des médias chinois s’accordent à dire que l’utilisation de plus en plus étendue des « nouveaux médias » et la très grande réactivité qu’ils offrent au citoyen contribuent, à certains égards, à faire reculer l’arbitraire politique. Ils permettent au bloggeur et plus largement à tout internaute d’exercer une forme de pression indirecte sur le personnel politique, en influant sur la mise à l’agenda de certaines questions, du moins au niveau local. De nombreux travaux traitant des mobilisations collectives en Chine montrent combien les réseaux sociaux ont joué un rôle important en matière d’environnement, de protection des droits des travailleurs, ou tout simplement lors d’incidents mettant en cause les droits d’individus ou de collectivités19. Cet impact des nouveaux médias sur l’actualité sociale chinoise s’inscrit dans un contexte plus large, « une lame de fond » vraisemblablement irréversible sur le long terme, qui favorise une meilleure connaissance par les individus de leurs droits et, corollairement, une mobilisation accrue d’un large éventail de ressources légales et cognitives mises au service des luttes20. Cette « lame de fond » nous semble d’autant plus profonde que s’exprime au quotidien en Chine une sensibilité forte de différents groupes de la population à l’écart entre leurs expériences de l’injustice ou de l’indignité et les promesses et aspirations contenues dans la loi et la rhétorique « émancipatrice » de l’État-Parti, et ceci, dans un contexte où ces groupes disposent de peu de canaux institutionnels pour exprimer leurs demandes.
L’affaire Sun Zhigang en 2003 a représenté un cas emblématique du rôle joué par les médias traditionnels et par internet dans l’expression d’une parole publique et de revendications politiques en Chine. Cette affaire qui, notons-le, a été quasiment ignorée par la presse occidentale, a provoqué en Chine un très grand nombre de réactions d’indignation et de critiques visant le statut de citoyens « de seconde zone » des travailleurs migrants, ainsi que les institutions rendant ce statut possible. Cette mobilisation très large de nombreuses catégories de la population chinoise a abouti en moins de trois mois à la réforme des centres de détention et de rapatriement qui avaient permis des pratiques arbitraires à grande échelle visant les migrants internes d’origine rurale.
En mars 2003, Sun Zhigang, un jeune graphiste d’origine rurale, trouvait la mort dans un centre de détention et de rapatriement de la ville de Canton dans le sud de la Chine. L’homme de 27 ans avait fait l’objet d’un contrôle et n’avait sur lui ni sa carte d’identité, ni son permis de résidence temporaire21. Un mois plus tard, le rapport d’autopsie demandé par le père de Sun Zhigang avait été rendu public via un article publié dans le quotidien Nanfang Doushibao (Southern Metropolis Daily), un quotidien très populaire dans la province de Guangdong22. Plusieurs éléments extrêmement intéressants pour notre propos sont à souligner dans ce qui va être rapidement appelé « l’affaire Sun Zhigang » révélée d’abord par un article publié le 18 avril 2003 par le quotidien. Sommée par le Département de la propagande de ne rien publier sur l’affaire malgré la vague croissante de réactions indignées, la presse traditionnelle reste d’abord muette. Sur la toile en revanche, l’information est diffusée et les débats enflent. Une fois que l’affaire Sun Zhigang a pris une ampleur nationale grâce à internet et qu’une solution politique est en vue, les médias traditionnels (radio, télévision, presse écrite) ont enfin reçu l’autorisation de relayer, à leur tour, cette affaire. Bien évidemment, la réforme du « système de centres de détention et de rapatriement » décidée par le conseil des affaires d’État en juin 2003 n’est pas le résultat des seuls débats déclenchés sur la toile. Avant la tragédie, de très intenses débats avaient déjà eu lieu depuis la fin des années 1980, d’abord au sein des médias traditionnels, puis via internet à partir du milieu des années 1990. Et le travail de longue haleine de nombreux acteurs (journalistes, avocats, responsables d’organisations non-gouvernementales, intellectuels, cadres de certaines administrations du Parti et de l’État, etc.) en faveur des droits des travailleurs migrants a également contribué à la réforme. Il reste que les réactions et les très nombreux débats publiés sur internet suite à la parution de l’article du 18 avril 2003 ont largement favorisé un passage progressif de l’indignation à une critique visant les institutions rendant possibles les discriminations et pratiques arbitraires à l’égard des travailleurs migrants23. Cette critique s’est déployée dans les limites légales autorisées par le Parti. En faisant abondamment référence, non seulement au respect de la loi, mais aussi à des principes centraux fondant la légitimité de l’État-Parti, les internautes, journalistes de la presse électronique et bloggeurs investissant l’espace culturel autorisé et le champ de l’idéologie promue par l’État-Parti sont parvenus de la sorte à contribuer à un recul remarquable de l’arbitraire en Chine. À l’image de ce qu’a fort bien montré James C. Scott dans son étude des formes de résistances dans des contextes d’asymétries fortes de pouvoir, le champ de l’idéologie officielle – les lois ainsi que les valeurs dominantes – a pu, par sa grande plasticité, servir ici de terrain de lutte principal, un terrain dans lequel les limites de ce qui est autorisé sont parfois repoussées, parfois rétrécies et où aucune victoire n’est jamais définitive24.
En nous penchant sur la presse et sur les nouveaux médias en Chine, nous avons essayé de montrer que le fonctionnement, historiquement situé, des relations de pouvoir entre l’État-Parti et les différentes catégories de la population chinoise est loin d’être épuisé par une opposition sans concession entre censure et expression publique d’une parole politique. Dans cette optique, nous avons opté pour une approche des relations de pouvoir mettant l’accent sur des processus contradictoires et prenant en compte conflits, accommodements et compromis, plutôt que de surpolitiser à la fois la toute-puissance supposée du pouvoir politique et la résistance de ceux qui sont pris dans un processus de domination. In fine, en poussant la logique de cette approche un peu plus loin encore, on pourrait avancer que les rapports de force, les luttes, contradictions et oppositions dont il a été question ici, repoussent les limites de l’exercice de la domination tout en lui assurant d’une certaine manière sa « régénération » et donc, sa pérennité25.
Éric Florence
Septembre 2013
Éric Florence est docteur en sciences politiques et sociales et chercheur au Département des langues et littératures modernes et au CEDEM. Il dirige l’Institut Confucius de l’Université de Liège. Spécialiste de la société chinoise contemporaine, il est notamment l’auteur de Towards a New Development Paradigm in Twenty-First Century China. Economy, Society and Politics, avec Pierre Defraigne (éds.) Routledge, 2012; «Migrant Labour Culture in Post-Mao China», Books and Ideas (La Vie des idées), 14 Mars 2013; « Migrant Workers in the Pearl River Delta : Discourse and Narratives about Work as Sites of Struggle», Media, Identity and Struggle in twenty-first century China, Vanessa Fong et Rachel Murphy (éds.), Routledge, 2009.
15 David Bandurski, Gang Qian, op. cit. 16 On observe dans la sphère du cinéma un processus analogue depuis la révolution digitale au début des années 2000. Alors qu’auparavant, hormis la production encore modeste de films indépendants, l’essentiel des films étaient produits avec approbation de l’Administration d’État de la Radio, du Film et de la Télévisions, avec la généralisation de l’usage de la caméra digitale, le nombre et la nature des productions filmiques indépendantes ont augmenté de façon spectaculaire. En Chine, ces films sont pour l’essentiel projetés au sein de cercles restreints (ciné-clubs, galeries, universités, festivals, etc.). 17 La potentialité de favoriser le risque de « mobilisations collectives » est un des critères majeurs décidant du caractère subversif des échanges et contenus circulant au sein des nouveaux médias. 18 Latham remet en cause l’idéal habermassien d’une sphère publique sans entraves au sein de laquelle débattraient des individus rationnels et autonomes, soulignant qu’il n’existe en Chine, ni espace d’expression qui soit totalement libre, ni champ qui serait totalement contrôlé par la censure. Il propose plutôt d’envisager un champ « façonné par des configurations complexes de forces sociales, politiques et économiques ». Kevin Latham, « New Media in China: Problematizing the Public Sphere », in Eric Florence and Pierre Defraigne (éds.), Towards a New Development Paradigm in Twenty-First Century China. Economy, Society and Politics, Abingdon, New York, Routledge (Comparative Development and Policy in Asia), 2012, pp. 203-217. À ce sujet, voir également : Kevin Latham, « Sms, Communication, and Citizenship in China’s Information Society », Critical Asian Studies, vol. 39, 2, 2007, pp. 295-314. 19 Guobing Yang, The Power of the Internet in China: Citizen Activism Online, New York, Columbia University Press, 2009 ; David Bandurski, Gang Qian, op. cit.; Yonghong Han, « Wangluo zhengzhi xin toushi : wangluo canzheng yu wangluo shequn de jueqi » , consulté le 2 août 2013. 20 Le cas des manifestations ayant eu lieu en 2010 dans la Province du Guangdong dans le secteur manufacturier (secteur automobile principalement) est un exemple des processus de mobilisation collective au sein desquels l’utilisation des nouveaux médias et de nouvelles technologies de communication (les I-phones, vidéos, etc.) a joué un rôle central lors des différentes phases du conflit. Dans ce conflit, nouveaux médias et presse traditionnelle ont eu un effet d’influence ou d’entraînement réciproque, de même que la mobilisation de différents acteurs tels des journalistes, des universitaires spécialisés en droit du travail, des responsables politiques et industriels, etc. a contribué au dénouement du conflit. 21 Pour une analyse détaillée de cette affaire, voir Isabelle Thireau et Hua Linshan, « De l'épreuve publique à la reconnaissance d'un public : le scandale Sun Zhigang », Politix 3/2005, 71, pp. 137-164. 22 Soulignons que si l’affaire a débouché sur la réforme du système des centres de détention et de rapatriements en juin 2003, quelques mois plus tard, deux responsables de ce quotidien ont été arrêtés et condamnés à des peines de prison au motif de corruption. 23 Isabelle Thireau, Linshan Hua, « De l'épreuve publique à la reconnaissance d'un public : le scandale Sun Zhigang », Politix 3/2005, 71, pp. 137-164. 24 James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance : Hidden Transcripts, New Haven, London, Yale University Press, 1990.
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