Censure, liberté d’expression et dynamiques sociopolitiques en Chine contemporaine

Censures et presse écrite

confucius  0011bLes pratiques liées à la censure se transforment également progressivement afin d’épouser les changements sociétaux et économiques en cours depuis plus de trois décennies. Les exigences du marché ont considérablement modifié la nature de la censure au niveau de la presse en Chine ainsi que le contenu même de l’idéologie officielle, cette dernière intégrant désormais des principes liés au marché. Alors que durant la période maoïste, seuls les organes de presse officiels étaient autorisés, les quotidiens, hebdomadaires et autres magazines dépendant essentiellement des revenus de leurs ventes et de la publicité se sont multipliés à partir des années 19907. Parallèlement à ce processus de commercialisation, on assiste également à une professionnalisation croissante du métier de journaliste et au développement d’une éthique journalistique8. Ces changements ont contribué à la transformation des pratiques de contrôle des contenus exercées par les administrations responsables de la censure et dépendant directement du Département central de la propagande.

confucius  0009bÀ cet égard, le cas du Nanfang Zhoumo (Weekend du Sud) est intéressant à plus d’un titre. Cet hebdomadaire très apprécié des classes moyennes et des milieux intellectuels défend depuis plusieurs années déjà une ligne éditoriale audacieuse, traitant fréquemment de questions sociales et sociétales sensibles comme l’homosexualité ou les discriminations visant les travailleurs migrants, la violence policière, la corruption, etc. En 2000 et 2001, la vice-rédactrice en chef et le rédacteur en chef de cet hebdomadaire ainsi que plusieurs responsables du journal ont été limogés suite à une décision du Département central de la propagande du Parti. La nouvelle équipe éditoriale du journal, aussitôt mise en place,  a été nommée afin de développer une ligne plus respectueuse de l’orthodoxie idéologique du Parti, ce qu’elle a fait durant les premiers mois. Cependant, face à la pression du marché (fuite éventuelle d’une partie substantielle de son lectorat vers d’autres titres) et grâce au travail des journalistes de l’hebdomadaire, la direction de l’hebdomadaire nouvellement en place a rapidement dû infléchir quelque peu la ligne éditoriale afin qu’elle réponde davantage aux demandes des lecteurs. Dans cet organe de presse tourné prioritairement vers le marché, c’est dès lors la nature même de la censure qui a été modifiée sur le fond d’une tension dialectique entre considérations commerciales et considérations liées à l’éthique journalistique d’une part, et respect de la ligne idéologique du Parti de l’autre9. La mobilisation et la grève de plusieurs journalistes membres du comité éditorial de l’hebdomadaire au début de cette année, illustrent bien la complexité politico-institutionnelle qui sous-tend les relations entre censure et liberté d’expression dans la presse chinoise10. Début janvier, alors que la rédaction avait soumis le texte de l’éditorial de la nouvelle année à plusieurs reprises au « comité de supervision »11 du magazine, ce texte intitulé « Le rêve du constitutionnalisme » avait finalement été littéralement vidé de sa substance par les responsables de la propagande au sein du journal. S’en sont suivis plusieurs jours de réunions entre les journalistes membres du comité éditorial, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire et le vice-directeur du groupe dont dépend institutionnellement le Nanfang Zhoumo. Dans un premier temps, le comité éditorial a obtenu la garantie qu’une enquête serait rapidement menée sur le processus contraire aux règles éditoriales qui avait conduit à la dénaturation du texte. Cependant, suite à des pressions émanant du Département central de la Propagande de la Province du Guangdong, le comité éditorial de l’hebdomadaire fut informé que l’éditorial modifié serait maintenu. Peu après, un message diffusé via le compte de l’hebdomadaire sur les réseaux sociaux attribuait la paternité de ce texte modifié au comité éditorial. Durant les trois jours qui ont suivi, plusieurs journalistes de l’hebdomadaire se sont mis en grève et des manifestations de journalistes et de bloggeurs ont eu lieu devant le siège du journal. Au même moment, une mobilisation très large en faveur de la liberté d’expression et du travail des journalistes s’est organisée via internet et les réseaux sociaux. Plusieurs pétitions et lettres ouvertes ont été diffusées et largement débattues sur les réseaux sociaux chinois. Certaines célébrités du cinéma12 ont même accordé leur soutien public aux journalistes en grève. Finalement, il semble que le nouveau secrétaire du parti de la Province du Guangdong Hu Chunhua soit intervenu personnellement pour trouver un compromis entre les journalistes du comité éditorial et les responsables de la propagande : limogeage du rédacteur en chef de l’hebdomadaire (et non du responsable de la Propagande pour la Province du Guangdong), et retour à un niveau acceptable du degré d’interférence des services chargés de la propagande. Quant à l’éditorial de la nouvelle année, il n’a, finalement, pas été publié et a été remplacé dans l’édition du 10 janvier 2013 par un éditorial du Quotidien du Peuple soulignant que « s’il demeure fondamental que le Parti contrôle la presse », ce contrôle « doit s’adapter à l’époque actuelle »13. Enfin, pour compléter le tableau, il est intéressant de souligner que pendant ces événements, le journal officiel Global Times a publié un éditorial s’adressant aux lecteurs du Nanfang Zhoumo et réaffirmant la nature immuable du contrôle de la presse par le Parti, un texte imposé ensuite à tous les journaux mais qui était effacé du site du Global Times dès le lendemain. Le rédacteur en chef d’un tabloïd de Pékin (Beijing News) a refusé de se plier à cette publication forcée et a préféré démissionner. D’autres organes, tels les portails internet Sina et Sohu ont publié l’éditorial mais en y ajoutant un démenti précisant que ce texte ne reflétait pas les vues des compagnies en question14. On le voit, la simple opposition binaire entre expression et répression/censure ne suffit pas à rendre compte de la dynamique sociopolitique de la sphère médiatique chinoise aujourd’hui.




7 Ces journaux et magazines dépendent en général institutionnellement de grands groupes ou organes de presse officiels.
8 David Bandurski, Gang Qian, « China’s Emerging Public Sphere: The Impact of Media Commercialization, Professionalism and the Internet in an Era of Transition », in Susan Shirk (éd.), Changing Media, Changing China, New York, Oxford University Press, 2011, pp. 38-76; Yuezhi Zhao, Media, Market and Democracy in China: Between the Party Line and the Bottom Line, Champaign, University of Illinois Press, 1998.
9 David Bandurski, Gang Qian, ibid.
10 Pour plus de détails, voir les dossiers du China Media Project ou encore les nombreux sites, blogs et micro-blogs chinois. 
11 Ce comité est composé de plusieurs membres qui relisent tous les textes de l’hebdomadaire avant publication, soulignent les problèmes de contenu éventuels, proposent des révisions ou, dans le cas de textes jugés trop problématiques, donnent un avis négatif quant à la publication de l’article http://cmp.hku.hk/2013/02/18/31257/ .
12 Il s’agit de Li Bingbing et Yao Chen, Yao ayant plus de 30 millions de « fans » sur les réseaux sociaux chinois.
13 Gang Qian, « Why Southern weekend said ‘no’ », consulté le 20 juillet 2013 ; Eward Wong, Chris Buckley, « Chinese Newspaper Protests End, but Battle Over Censorship Is Unresolved », The New York Times, 10 janvier 2013, consulté le 20 juillet 2013.
14 David Bandurski, « Inside the Southern Weekend incident », consulté le 29 juillet 2013.

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