Comment rendre compte de la complexité de la question de l’expression d’une parole publique et politique en Chine contemporaine autrement que par le biais d’une opposition frontale entre expression et répression ? Dans cette contribution, se penchant sur le cas de la presse et des nouveaux médias, l’auteur propose une approche de cette question mettant l’accent sur les rapports de force, les oppositions et les accommodements entre l’État-Parti et les différentes catégories de la population chinoise, ainsi que sur les luttes symboliques et matérielles qui animent la société chinoise aujourd’hui.
Des rapports complexes entre l’État-Parti et le citoyen
Lorsque « censure » et « liberté d’expression » sont évoquées dans le cas de la Chine, la situation suivante nous vient presque immanquablement à l’esprit : une personne, rapidement qualifiée de « dissidente », s’oppose de manière directe à l’État-Parti. Cette opposition frontale se solde nécessairement par une interdiction de s’exprimer en public et, assez souvent, par une arrestation. Le récit minimal rapidement esquissé ici et fondé sur une causalité linéaire des plus simples, est à l’origine d’une représentation non questionnée, monolithique et immuable du Parti communiste chinois et de la population chinoise. Réducteur, il témoigne d’une simplification qui frappe notre image des relations entre ces deux entités, réduites à une confrontation binaire et sans concession. Cette vision cliché et quasi caricaturale de la situation chinoise en matière de liberté d’expression masque les transformations sociopolitiques à l’œuvre dans la Chine post-maoïste, un pays où toute expression d’une parole publique, toute revendication « politique » serait inexistante car irrémédiablement réprimée ; une vision tronquée légitimant in fine une forme de messianisme occidental selon lequel tout changement politique en Chine ne serait envisageable que par l’entremise de l’Occident.
Certes, il faut rappeler l’évidence : le contrôle du contenu de l’information (presse, internet, etc.) et de la production culturelle et artistique constitue un des principes définissant la nature marxiste-léniniste du régime chinois, au même titre que la structuration de l’espace social ou le monopole politique assuré par le Parti. Et rien n’indique l’abandon prochain d’un de ces principes, qui, comme l’unité nationale, déterminent ces bornes indépassables sur lesquelles le régime ne transige pas. Mais à en déduire d’emblée une vision figée et réductrice de la Chine contemporaine, on risque de manquer l’évolution récente d’un pays qui, aujourd’hui, d’une façon qui lui est propre, offre au débat sur la censure et la liberté d’expression quelques éléments singuliers.
Dès lors, sans pour autant nier la réalité de la répression qui s’exerce encore souvent à l’égard de différents acteurs sociaux, cet article s’attachera d’abord à montrer que ce qui se joue au quotidien en Chine en matière de « censure » et de « liberté d’expression » relève d’une dialectique complexe qui s’inscrit dans le cadre plus large des relations multiples entre l’État-Parti et les différentes catégories de la population chinoise, ces relations incluant mais ne se limitant pas à la répression. Il s’agira en outre de montrer que « censure » et « liberté d’expression » doivent être pensées comme s’inscrivant et s’articulant au sein des mobilisations et des luttes qui travaillent les différentes composantes de la société chinoise dans ses relations avec l’État-Parti. Dans le cadre restreint de notre contribution au dossier « Censure et liberté d’expression », nous nous limiterons, pour ce faire, à la seule sphère médiatique incluant presse conventionnelle et nouveaux médias (réseaux sociaux chinois).
L’actualité de cet été avec l’arrestation en juillet de l’avocat et fondateur du Mouvement des nouveaux citoyens Xu Zhiyong, ainsi que de quinze membres de cette association, offre un exemple très récent du caractère variable – et donc tout sauf binaire – de ce qui définit la « ligne rouge » à ne pas dépasser en Chine en matière de liberté publique et de mobilisation pour la défense des droits. Suite à ces arrestations, une pétition qui a recueilli quelque 1100 signatures et une lettre ouverte signée par plus de 400 internautes de toutes origines sociales demandant la libération de Xu Zhiyong et des autres membres du Mouvement, ont brièvement circulé sur la toile avant d’être effacées1. Le 4 août dernier, un des deux initiateurs de cette lettre ouverte, Xiao Shu, un journaliste bien connu en Chine établi à Canton, a été privé de liberté pendant 48h avant d’être libéré. Il est difficile voire impossible de connaître les raisons de ce « revirement ». Intimidation ? Dissensions entre dirigeants quant à la manière de gérer des formes de mobilisations sociales ? Calcul prenant en compte les effets potentiels – sur les réseaux sociaux notamment mais aussi en termes d’image de la Chine à l’étranger – de protestations que susciterait une nouvelle arrestation ? Ces questions et ces incertitudes invitent d’emblée à questionner la vision simplificatrice d’une Chine radicalement binaire. Il convient cependant de souligner que, depuis janvier 2013 et plus particulièrement depuis la seconde moitié du mois d’aout de cette année, un durcissement de la censure ainsi qu’une intensification de la répression se font ressentir en Chine4
De manière générale, dans le cadre du passage du totalitarisme maoïste (1949-1978) à un système politique qualifié d’«autoritarisme légal décentralisé2 », d’«autoritarisme fragmenté3 » ou de « léninisme consultatif5 », on assiste à un accroissement de la sphère des libertés individuelles et publiques. Parallèlement aux réformes économiques et au processus de pluralisation sociale, il apparaît en effet de plus en plus clairement que l’État-Parti n’entend pas ni ne peut plus régenter l’ensemble des activités sociales. Ce tournant dans l’histoire politique chinoise entraîne une transformation non seulement de la censure, mais aussi plus largement des modalités du contrôle social.
Ce contrôle social se différencie en fonction des problématiques qui sont en jeu (sensibilité politique plus ou moins élevée), des catégories de personnes concernées et du poids des intérêts (politiques, financiers, économiques). Ainsi, des travaux empiriques récents montrent que le degré de contrôle exercé sur les « organisations non-gouvernementales » par les autorités locales varie grandement en fonction du caractère politiquement sensible plus ou moins grand des problèmes traités par ces organisations. Une organisation travaillant avec des personnes âgées ne sera contrôlée que sur une base annuelle par le biais de la remise d’un rapport écrit, alors qu’une organisation s’occupant de malades du sida ou de questions d’expropriations, sera contrôlée physiquement une à plusieurs fois par semaine. Dans ce dernier cas, le contrôle peut être assimilé à de l’intimidation6.
1 Voir J.-Ph. Béja, http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-philippe-beja, consulté le 5 août 2013.