Henri Deleersnijder : On a coutume d’entendre aujourd’hui que le « politiquement correct » limiterait de plus en plus la liberté d’expression. Peut-on faire un constat similaire du point de vue juridique ?
Édouard Delruelle : Non, pour la bonne et simple raison que la censure a priori est interdite en Belgique : c’est là un principe constitutionnel capital et cela reste un des fondamentaux de notre démocratie. D’autant que la justice belge protège jalousement la liberté d’expression : le Parquet classe sans suite, les tribunaux acquittent. Ces deux dernières années, le Centre n’a initié qu’une seule action judicaire pour incitation à la haine – contre Sharia4Belgium. L’idée selon laquelle il y aurait une chape de plomb interdisant l’expression des opinions est un mythe absolu. Il suffit d’ailleurs de surfer sur les blogs ou les forums de discussion pour voir les horreurs qui sont proférées dans la plus totale impunité !
Il est donc loisible à tout un chacun d’exprimer une opinion quelle qu’elle soit ?
Il me semble qu’on peut clarifier le débat de la façon suivante : toutes les opinions ou représentations sont permises, les propos ne devenant éventuellement attaquables que quand ils sont des manières d’agir, de faire quelque chose. Une incitation à la haine, c’est en fait un « performatif », un acte de langage, au sens de la pragmatique d’Austin (« Quand dire c’est faire ») et Searle. Si je dis « mort aux Juifs » ou « pas d’Arabes dans mon entreprise », je ne donne pas mon « opinion » sur les Juifs ou les Arabes, je fais ou je fais faire quelque chose.
Les juges font donc de la pragmatique sans le savoir ?
Oui, ils portent attention non à l’opinion que la parole exprime mais à l’acte qu’elle constitue, autrement dit à la dimension performative de l’énoncé. Cela suppose que, pour apprécier le caractère licite ou non d’un propos, il convient de prendre impérativement en considération l’intention de celui ou de celle qui l’a proféré et le contexte dans lequel il ou elle l’a prononcé : devant quel public, par exemple, ou à quelle occasion. Quand ces deux éléments – intention et contexte – sont constitutifs d’une incitation à la haine, on est manifestement en présence d’un acte de langage. Ce sont alors les comportements ou les conduites utilisant le vecteur du langage pour provoquer quelque forme de haine, de violence ou de discrimination qui peuvent faire l’objet d’une poursuite judiciaire. Avec cette approche, il y a donc un changement de perspective : il ne s’agit plus de censurer une opinion illicite, mais bien de déterminer quels sont les actes de parole qui sont en fait des formes symboliques de violence.
Voilà une distinction qui peut s’apparenter à de la haute voltige. Pouvez-vous donner, dans ce domaine, des exemples d’intervention du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, dont vous avez été le directeur adjoint jusqu’il y a peu ?
En ce qui concerne les formes organisées d’incitation à la haine – je pense avant tout ici aux groupes radicaux –, le Centre a dû faire preuve, récemment encore, d’une vigilance toute particulière. C’est ainsi qu’il a porté plainte contre les appels à la violence et au jihad lancés par Sharia4Belgium. Toutes les données dont nous disposions ont été transmises au parquet compétent. Et deux responsables de cette association ont été reconnus coupables d’incitation à la haine par une décision du tribunal correctionnel d’Anvers le 11 février 2012. De même, le Centre a porté plainte contre trois membres du groupe d’extrême droite Blood and Honour qui avaient organisé, le 18 octobre 2008, un concert de groupes néo-nazis dans un camping de Dixmude. Il s’est constitué partie civile et a fourni au tribunal un dossier argumenté comprenant l’ensemble du matériel probant. Avec les paroles scandées au cours de cette soirée, notamment « Sieg Heil », associées à des saluts nazis, on était sans nul doute en présence d’une infraction à l’article 22 de la loi Antiracisme qui énonce qu’il est interdit de « faire partie de ou prêter son concours à un groupement ou une association qui, de manière manifeste et répétée, prône la discrimination ou la ségrégation fondée sur l’un des critères protégés dans les circonstances indiquées à l’article 444 du Code pénal ».
Est-il toujours opportun d’intenter ce genre d’action judiciaire ?
À côté de l’analyse proprement juridique, il faut aussi faire une analyse en opportunité. Premièrement, une action en justice risque de donner trop de visibilité ou de publicité à des propos qui, sans elle, seraient restés quasi inaperçus. On risque alors de tomber dans le piège tendu par l’auteur ou les auteurs des propos. Deuxièmement, une défaite devant les tribunaux peut s’avérer contre-productive, surtout en cas d’affaire fortement médiatisée. En la matière, il est nécessaire de privilégier l’éthique de la responsabilité, individuelle autant que collective (organisations de la société civile, modérateurs de forums internet, instances déontologiques, etc.). Sous cet aspect, le « politiquement correct » a tout de même du bon : heureusement qu’il y a des choses qui ne se font pas, qui ne se disent pas. Heureusement qu’il y a une « common decency », comme disait George Orwell…
Il y a quand même un domaine où d’aucuns estiment que la liberté d’expression est bridée : le négationnisme. Que pensez-vous des lois qui le pénalisent, tant en Belgique qu’en France ?
Je tiens beaucoup à ces dispositions légales (loi de 1995 en Belgique). Elles doivent se comprendre comme une continuation de la loi réprimant les incitations à la haine. Car l’entreprise négationniste est une forme particulièrement perverse d’incitation à la haine et à la violence contre les Juifs. Cela ne touche en rien aux possibilités de recherche des historiens, puisque, à nouveau, on ne s’attaque pas aux représentations mais aux actes. Qui a été condamné en Belgique pour négationnisme ? Aucun historien ni journaliste, mais des militants d’extrême-droite, qui faisaient par exemple le salut nazi lors de prestations de serment dans les conseils communaux – bel exemple de « performatif », au demeurant… À titre personnel, je suis d’ailleurs favorable à l’extension de la loi de 1995 aux génocides rwandais et arménien, et à ceux-là seulement, car nous avons des communautés concernées par ces tragédies en Belgique, et nous devons les protéger. C’est une question d’ordre public, de paix sociale, qui est sans rapport véritable avec la question de la qualification de génocide (le terme est d’ailleurs absent de la loi de 1995).
Comment se positionner alors face aux partis politiques antidémocratiques, dont le fond de commerce est le racisme ou la xénophobie, et qui se préservent eux-mêmes des foudres de la loi ? Faut-il, là encore, opter pour la voie de la conciliation ?
D’abord, ces partis ont en effet trouvé des parades et jouent aujourd’hui d’une certaine prudence juridique. Ils se font d’ailleurs aider par les meilleurs avocats. Mais surtout, le positionnement de ces partis a changé. La démarcation entre l’extrême-droite et la droite classique est plus floue, comme on l’a bien vu avec la « droitisation » du discours de Sarkozy lors de la campagne de 2012. Et même à gauche, vous trouvez des gens qui flirtent dangereusement avec l’islamophobie ou (à l’inverse) avec l’antisémitisme. Les frontières se brouillent. Le néo-populisme prétend faire rempart à une prétendue islamisation de l’Europe, non plus au nom des racines chrétiennes ou aryennes de l’Occident, mais au nom de l’égalité femme/homme, de la laïcité, des droits des homosexuels, de la liberté d’expression, au point qu’une intellectuelle de gauche comme Élisabeth Badinter a pu dire cette chose incroyable : « Aujourd’hui en France, en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité ». C’est donc l’émancipation qui justifie aujourd’hui la chasse aux arabo-musulmans. Voilà qui explique que l’extrême-droite opère aujourd’hui depuis l’intérieur même des partis démocratiques. Inversement, au sein même du mouvement antiraciste, par exemple chez les Indigènes de la République ou leurs émules en Belgique, on constate une essentialisation des catégories culturelles, qui transforme les « Français de souche » (« souchiens »), alliés aux « sionistes » (= les Juifs) en adversaires ethniquement identifiés de l’universel et de la démocratie. Pour ne rien dire d’un Dieudonné qui, lui, franchit allègrement la ligne rouge de l’antisémitisme et de l’homophobie, sous couvert « d’humour ». Toujours est-il que la défense de la démocratie demande un réglage de plus en plus fin des outils légaux, institutionnels et politiques pour lutter contre des idéologies aussi dangereuses qu’auparavant, mais moins identifiables.
Propos recueillis par Henri Deleersnijder
Septembre 2013
Édouard Delruelle est chercheur au département de philosophie de l’Université de Liège. Ses principales recherches et publications portent sur la philosophie politique – Foucault, Spinoza, le néolibéralisme, le racisme notamment. De 2007 à 2013, il a également été directeur adjoint du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme.

Henri Deleersnijder est licencié en Arts et Sciences de la Communication et collaborateur scientifique à l'Université de Liège.
photo © ULg - Jean-Louis Wertz