D’une orthodoxie à l’autre. Médias, discours d’austérité et communication de crise

journaux400Les agents sociaux qui militent, avec plus ou moins de constance et d’insistance selon les cas, en faveur de l’« adaptation » du « modèle social belge » (révision de l’index, allongement des carrières, dégressivité accélérée des allocations de chômage, etc.), le font presque toujours au nom de la liberté d’expression (il faut un « débat libre et ouvert » sur la « crise de la dette ») et de la lutte contre toute forme de censure (il faut « lever les tabous » sur l’« avenir des pensions »), sans jamais oublier d’en appeler à la bravoure de nos gouvernants (il faut « avoir le courage » d’adopter des « mesures impopulaires »). Devant l’évidence dont se parent de telles injonctions, une question s’impose : la « liberté de penser » ne serait-elle donc devenue – en temps de crise et pour certains experts – qu’un simple paravent à une pédagogie de l’austérité ?

Le discours de la rigueur ne saurait convaincre qu’à la condition d’apparaître comme un acte de subversion intellectuelle sur le fond et dans la forme. Y a-t-il en effet meilleure manière de nier une position conservatrice qu’en affirmant, dans un même mouvement, le désir d’ouvrir le champ des possibles ? C’est ainsi que le directeur général de l’Itinera Institute, l’une des boîtes à idées belges les plus influentes, exigeait la mise sur pied d’un « débat profond et urgent sur le défi du vieillissement », après avoir souscrit aux analyses de la commission Vieillissement selon laquelle il était nécessaire d’entreprendre des « réformes structurelles sur le marché de l’emploi, en particulier la mise à l’emploi des personnes âgées »1. Moins de six mois plus tard, cet expert suggérait la mise sur pied d’un « débat libre sur l’organisation de la sécurité sociale » dont l’avenir résidait, selon lui, dans « une combinaison délibérée du public et du privé [pouvant] ménager les dépenses publiques, améliorer la solidarité et continuer à garantir un haut niveau de protection pour tous. »2 Quatre ans plus tard, enfin, un économiste rattaché à ce même think tank alertait, à son tour, l’opinion publique : l’avenir des pensions exigeait du « courage » et la volonté de « sortir des sentiers battus » :

Comme pour la crise de la dette, la crise des pensions trouve son origine dans notre irrésistible envie de consommer plus et plus longtemps, en travaillant moins et moins longtemps. Nous sommes victimes de notre cupidité. La résolution du problème passera inévitablement par un effort équitablement réparti. Il faut avoir le courage de le dire, pour que les gens l’acceptent.3

L’orthodoxie budgétaire et politique, on le voit, se présente ici sous les traits de l’hétérodoxie ; de même que la pensée la plus idéologique qui soit prend la forme d’une lutte contre les « idéologies » et contre la « censure » au nom du « pragmatisme ». C’est par conséquent avec une étonnante régularité que les agents sociaux favorables aux politiques de rigueur affirment vouloir « briser les tabous » de la société belge, aux premiers rangs desquels figureraient, à les suivre, la dégressivité des allocations de chômage et le suivi des chômeurs,4 ainsi que l’indexation des salaires5.

Banal sur le fond, le discours de l’austérité l’est également dans la forme. Ce discours se confond ainsi, dans une très large mesure, avec la mobilisation d’un petit nombre de slogans et de mots d’ordre, de lieux communs et de clichés, d’arguments reçus et d’argumentations figées, dont l’effet à la fois anesthésiant et prolongé est de conforter et de contribuer à imposer, comme relevant de l’évidence, un sens commun qui soit en phase avec les politiques d’austérité imposées dans la plupart des pays européens. Une lecture, même rapide, de la littérature dont il est ici question permet de mettre en évidence une relative homogénéité de ces discours, balisés par une poignée de notions et de thèses, « avec lesquelles, disait Bourdieu, on argumente mais sur lesquelles on n’argumente pas. »6 Il en va notamment de cette antienne qu’est le « déficit de la sécurité sociale » : en faisant du contrôle strict des dépenses sociales un postulat de départ, le discours de la rigueur et ceux qui s’en font les relais, parfois même à leur corps défendant, évacuent l’idée d’un débat sur l’existence de ce fondement de la croyance économique contemporaine. On pourrait pourtant, assez aisément, démontrer qu’il n’y a pas de « trou de la sécu » mais bel et bien, comme l’a démontré Julien Duval, un besoin croissant de financement, après plus de trente ans d’une politique de rigueur pour les uns, d’indulgence fiscale pour les autres7.

Après avoir répété – sur tous les tons et dans tous les registres – qu’il fallait impérativement lever tous les « tabous idéologiques », les partisans d’une révision des acquis sociaux répètent qu’il ne peut y avoir d’autres issues à la « crise de la dette publique » – et, par conséquent, de solutions au « déficit de la Sécu » ou encore au « problème des pensions » – que celles ayant actuellement leurs faveurs. On a ainsi pu lire dans l’éditorial d’un des principaux quotidiens francophones que les politiques « n’auront pas le choix », que « la rigueur devra être totale », que « l’heure n’est pas à l’idéologie mais au courage »8 ; un constat que semble partager son principal concurrent, lequel n’hésite pas à le clamer haut et fort :

[les] hommes politiques savent que leurs décisions sont dures, précipitées mais qu’ils ne peuvent (plus) faire autrement. [La grève] est surtout déchirante pour ces citoyens qui, en grève ou pas ce lundi (il faut leur laisser ce choix !), savent qu’un monde est derrière eux, que des efforts doivent être faits, que des mutations sont indispensables. […] Il faut dire la vérité, assumer les difficultés. […] La transformation difficile mais impérative de notre modèle social demande de la coopération, de la pédagogie, de la transparence, pas d’affrontements démagogiques. L’heure n’est plus à se mentir ou à se bercer d’illusions.9

Et voilà comment le « débat libre » sur l’avenir du modèle social se referme sans jamais avoir été réellement ouvert. Le choix politique a été réduit à ses plus simples alternatives : austérité ou irresponsabilité, rigueur ou démagogie, vérité ou mensonge. Seuls demeurent les appels au gouvernement à mieux communiquer et à « se rendre audible pour, à défaut de rassurer, baliser ces réformes de fond. »10

Geoffrey Geuens
Septembre 2013

 

crayongris2Geoffrey Geuens est chercheur au département des Arts et sciences de la communication. Ses principales recherches portent sur les industries de la communication en Europe et aux États-Unis, le journalisme économique et les think tanks. Il est notamment l’auteur de La finance imaginaire (Aden, 2011) et de Les vieilles élites de la nouvelle économie (Presses universitaires de France, 2011).




1 Marc De Vos, « La Belgique ne peut plus repousser la tenue d'un débat sur le défi du vieillissement », lesoir.be,  9 novembre 2006. 
2 Marc De Vos, « Le vieillissement est bien plus qu'une question budgétaire », lesoir.be, 30 mars 2007. 
3 Jean Hindriks, « Plan de crise : il faut sortir des sentiers battus », rtbf.be, 18 octobre 2011.
4 Éditorial, « Le défi du PS : briser ses tabous ! », lesoir.be, 4 février 2012.
5 Éditorial, « Indexation, impôt : stop aux tabous », lesoir.be, 17 février 2012 ; Entretien avec Étienne de Callataÿ, « On doit changer de roue tout en roulant », levif.be, 24 février 2012 ; Éditorial, « Ah, les tabous », lalibre.be,  avril 2013.
6 Pierre Bourdieu, Contre-feux, Paris, Éditions Liber-Raisons d’agir, 1998,  p. 16.
7 Julien Duval, Le mythe du « trou de la Sécu », Paris, Éditions Liber-Raisons d’agir, 2007.
8 Éditorial, « Rigueur », lalibre.be, 1er octobre 2011.
9 Éditorial, « Une grève déchirante », lesoir.be, 28 janvier 2012.
10 Éditorial, « Le bruit des uns, le silence des autres », lesoir.be, 22 décembre 2011.