Les arguments qu’il présente ne seront pas exposés en détail ici, car ils sont connus depuis longtemps et ne méritent pas qu’on s’y attarde. En résumé, il affirme d’une part que les droits de l’Homme sont directement issus de la pensée chrétienne et, d’autre part, il évoque ce qu’on appelle le paradoxe de Böckenförde, du nom de Ernst-Wolfgang Böckenförde, ancien juge de la Cour constitutionnelle, selon lequel « [l’]État laïque et libéral est fondé sur des conditions qu’il ne peut lui-même garantir. »5 Il s’agit là d’un argument souvent utilisé, généralement par des conservateurs, pour justifier qu’un État qui ne défendrait aucune valeur mettrait en danger son existence. C’est pourquoi, d’après Böckenförde, un État laïque moderne, s’il veut survivre, doit se battre pour certaines valeurs. Il est fort probable que cette théorie doive sa popularité à la variable « condition », variable qui peut, d’une part, prendre différentes valeurs et, d’autre part, se référer aussi bien aux « origines idéologiques » qu’aux « conditions de persistance », facilitant ainsi la légitimation d’une conclusion erronée. Mosebach opère de la même manière : il déclare (à tort) que le christianisme est la source spirituelle de la Constitution, pour ensuite revendiquer (à tort), à l’aide de la théorie de Böckenförde, la défense pénale de la foi chrétienne. Avec de tels arguments, Mosebach ne cherche vraisemblablement pas à faire preuve d’originalité ; manifestement, il cherche plutôt à afficher son audace.
Il a, malgré tout, réussi à provoquer un véritable tollé. La plupart des réactions de colère qu’il a suscitées sont liées à son argument juridique, un piège dans lequel ses détracteurs se sont massivement empêtrés. Selon Uwe Justus Wenzel par exemple, qui justifie en profondeur la neutralité idéologique de la Constitution, « Mosebach prône en réalité l’instauration d’une théocratie chrétienne6 ». Pourtant, cet argument juridique n’offre en fait qu’une introduction fracassante à l’essai de Mosebach. Car très vite, l’écrivain change de direction et commence à argumenter « du point de vue de l’artiste ». Dans l’histoire de l’art, « la limitation de la liberté créatrice s’est révélée extrêmement utile7 », déclare-t-il. Par son cynisme démonstratif, Mosebach parvient ainsi à susciter des réactions d’opposition particulièrement virulentes, de la parodie aiguisée d’Ingo Schulze Her mit dem Blasphemie-Gesetz8 (Oui au retour de la loi sur le blasphème !) – « s’il y a bien une chose que l’écrivain occidental contemporain n’a pas, c’est la possibilité de ruiner sa propre existence ainsi que celle de sa famille par ses écrits » – à l’apologie du nazisme d’Alexander Marguier – « il est clair que le national-socialisme en tant que moteur de la créativité artistique a été sous-estimé » – qui fait verser dans l’absurde l’étrange théorie de Mosebach, selon laquelle les périodes tourmentées constitueraient un terreau favorable pour l’art.
Toutefois, c’est par le choix de ses mots, parfois étonnamment désinvoltes, que Mosebach suscite le plus d’indignation. Ainsi, il considère que les musulmans allemands qui « ne rigolent pas avec le blasphème » en ont en quelque sorte « remis une couche » (« Musik in die Sache gebracht »), avouant prendre un malin plaisir à voir « des musulmans offensés foutre la peur de leur vie à des artistes coupables de blasphème9 ». Christian Gampert, se faisant la voix de nombreux autres, commente : « Cette phrase reflète le plaisir malsain dont fait preuve Mosebach ainsi que son approbation agressive des pratiques barbares de la religion musulmane, qui ne répandent pas seulement la terreur, mais réclament aussi des morts bien réelles10. » Gampert évoque également le destin de Salman Rushdie, de Theo van Gogh ou encore de Shahin Najafi, un rappeur iranien menacé de la fatwa ; des histoires face auxquelles les déclarations de Mosebach ne sont qu’une minimisation grotesque, voire obscène.
Il est désormais impossible de ne pas voir que les soi-disant mauvais choix de Mosebach, styliste récompensé à de nombreuses reprises, sont en réalité des débordements linguistiques savamment réfléchis. À la fin de son essai, il se lance dans une évocation du véritable artiste qui, lorsqu’il « sent en lui l’appel », fait fi, héroïquement, de toutes les conventions et menaces pénales : « Le droit de liberté de l’artiste est total et ne tolère pas la moindre limitation. Cependant, ce droit n’est dirigé ni contre l’État ni contre la société, mais contre l’artiste lui-même. […] La liberté est une des qualités de sa personne, une qualité qu’il a gagnée en choisissant une vie d’examen intérieur. Il est tout à fait possible que la liberté soit en contradiction avec les conceptions de la société. Il se peut que l’artiste doive payer un lourd tribut pour sa liberté. »11 Il en va cependant de l’honneur de l’artiste d’éviter d’aller pleurnicher devant les tribunaux : « Il payera généreusement les frais qui lui incombent, même si cela doit compromettre son existence.12 »
L’essai de Mosebach sur le blasphème a beau avoir attisé le débat autour de la censure et des limites de la liberté artistique à l’été 2012, il constitue avant tout une tentative de l’auteur, qui ne peut concevoir la vie et l’art sans danger, de se donner à vivre une expérience hors du commun. Les propos de Christian Gampert, qui qualifie Mosebach de « dandy catholique », sont donc tout aussi justes que la comparaison, opérée par Ralf Rättig, entre Mosebach et Stefan George, le père du fondamentalisme esthétique en Allemagne. L’appel de Mosebach à un renforcement de la loi anti-blasphème se révèle être l’expression d’un vide esthétique, de « la nostalgie du salut par une solide pratique artistique13 ». Somme toute, ce qui compte pour ce successeur tardif de Stefan George, ce n’est pas la protection des sentiments religieux, mais la revalorisation d’un type d’artiste très en vogue dans les premières décennies du 20e siècle et dont il aimerait tant se faire la réincarnation actuelle : le détracteur, à l’éloquence magistrale, d’une soi-disant perte de profondeur esthétique, le gouverneur incorruptible d’une noblesse spirituelle qui privilégie la liberté intérieure à la liberté politique et aspire à une sublimation de l’existence par l’art. « Aujourd’hui, tant qu’ils ne s’attaquent pas au prophète Mahomet, les blasphémateurs ne courent aucun risque », déplore le poète en quête d’exaltation de l’existence. Cependant, face aux défis esthétiques que pose la société médiatique globalisée, il est beaucoup moins risqué de chercher le salut dans le passé. Tout ce qu’on risque, c’est de passer pour un mauvais écrivain.
Vera Viehöver et Stephan Wunsch
Traduit de l’allemand par Élodie Bufalino
Septembre 2013
Vera Viehöver est chercheuse au département de Langues et Littératures modernes. Ses principales recherches portent sur la littérature du 18e siècle, la littérature judéo-allemande, les relations entre musique et littérature, la poésie moderne et la traduction littéraire. Elle a publié notamment : Elle Gellert und die empfindsame Aufklärung (éd. avec S. Schönborn, Schmidt, 2009), Hilde Domin (Wehrhahn, 2010), Kolmar übersetzen. Studien zum Problem der Lyrikübertragung (Wallstein, 2013).
Stephan Wunsch, M.A., a étudié la philosophie et la littérature allemande à l’Université d’Aix-la-Chapelle. Son mémoire portait sur l’historiographie et l’esthétique de Friedrich Schiller. En 2003, il fonde la compagnie de théâtre rosenfisch figurenspiel et travaille comme marionnettiste, metteur en scène et créateur de pièces (dernière mise en scène, avec Vera Viehöver : « Casanova », 2012). Il est coéditeur de la revue spécialisée Das andere Theater et a publié de nombreux articles consacrés aux arts de la marionnette.
5 Ernst-Wolfgang Böckenförde, Staat, Gesellschaft, Freiheit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1976, p. 60.
6 Wenzel, « Schreckensmann. Den Höchsten gegen Lästerung schützen ? »
7 Martin Mosebach, « Vom Wert der Verbietens », Frankfurter Rundschau, 18 juin 2012.
8 Ingo Schulze, « Her mit dem Blasphemie-Gesetz! », Frankfurter Rundschau, 25 juin 2012.
9 Mosebach, « Vom Wert des Verbietens ».
10 Gampert, « Liebäugelei mit der Fatwa ».
11 Mosebach, « Vom Wert des Verbietens ».
12 Idem.
13 Ralf Rättig, « Blasphemie und Kunst – Martin Mosebach spricht über Stefan George », Kulturzeit auf 3sat, 24 octobre 2012, www.3sat.de/kulturzeit/themen/165607/index.html, consulté pour la dernière fois le 10 juillet 2013.
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