En parlant de transformation, comment pensez-vous que la notion de liberté d'expression va évoluer dans notre société hyper médiatisée ?
Je suis fondamentalement optimiste mais sur cette question, je ne le suis pas vraiment, en tout cas à court terme. Il me semble qu’avec le développement de l’internet, de plus en plus de gens s’imposent des limites de plus en plus strictes. Le « politiquement » ou le « socialement correct » et le « bien pensant » connaissent un retour en force. Le problème de l’approbation ou de la désapprobation, de l’admission ou du rejet par la communauté se pose avec une acuité nouvelle.
L’internet est en effet un multiplicateur mille fois plus puissant que la télévision car il n'oublie jamais. Un faux pas est ineffaçable et peut être immédiatement sanctionné. Les droits de la défense y sont inconnus et l’on n’y juge en général pas l’acte mais la personne qui l’a accompli. La « preuve sociale » (l’impact sur les comportements individuels de ce que font ou disent les autres) risque de voir son influence multipliée à la dimension de l’internet.
Par cette démultiplication des effets d’une déclaration, le danger de voir ses propos condamnés est également augmenté, ce qui réduit in fine la liberté d’expression et conduit à l’autocensure dont vous parliez au début.
Je pense en effet que le pire ennemi de la liberté est la peur. Et la « peur des mots » est probablement le nouvel ennemi de la liberté d’expression. J’entends par là la peur d’utiliser des mots, d’émettre des idées qui pourraient être considérés comme n’étant pas « convenables ».
Cette peur n’est pas sans fondement. Récemment, dans différents pays d’Europe, des gens ont été écartés de leur fonction pour des propos jugés inacceptables. En Allemagne, un fonctionnaire a été démis pour avoir comparé les méthodes de son supérieur hiérarchique à celles d'Hitler. En France, c’est un mandataire local qui est sur un siège éjectable pour avoir marmonné à l’encontre d’une communauté qui le dérangeait qu’Hitler (encore lui) « n’en aurait pas tué assez » (la citation est approximative).
Pourquoi de tels propos sont-ils prononcés ? Pourquoi ne cherchons-nous pas à le comprendre alors que la crise de transformation que nous traversons réveille les extrémismes ? Pouvons-nous comprendre si nous avons déjà condamné et créé ainsi l’illusion que le problème est réglé ?
De telles situations posent la question de savoir ce que nous sommes collectivement capables d’entendre et suggèrent que la liberté d’expression dont nous jouirons à l’avenir sera proportionnelle à notre capacité d’entendre et de réagir de façon efficace. Le bannissement est une peine primitive et inefficace. Celui qui la subit se considérera toujours comme victime et aucun progrès n’aura été accompli. Ne vaudrait-il pas mieux, plutôt que de surenchérir publiquement dans l’excommunication, condamner sobrement le propos (pas la personne) et inviter la personne qui a tenu des propos semblables à ceux rapportés ci-dessus à voir et à entendre des témoignages de ceux qui ont subi les événements auxquels elle s’est référée. Si elle en sort convaincue, la démocratie et la liberté d’expression auront gagné. Mais nous n’en sommes pas là. Il y a un malaise et celui-ci se répand depuis quelques années dans toute la société. Ainsi le législateur belge a-t-il, en 2003, remplacé dans les textes légaux le terme de « race » par l’expression « prétendue race ». Là où auparavant la loi poursuivait l’incitation à la haine en raison de la race, elle poursuit à présent l’incitation à la haine en raison d’une prétendue race. Qu’est-ce qu’une « prétendue race » ? A-t-on, par ce maquillage, amélioré la lutte contre le racisme ? A-t-on fait l’économie d’une vraie démarche de compréhension du problème ? Le racisme se construit sur la peur de celui qui est différent. Cette peur est inscrite dans nos gènes depuis l’aube de l’humanité. Mais nous avons peut-être atteint un niveau de développement permettant de conjurer cette peur. Cela se fera par l’éducation. Pas en développant la peur du mot qui désigne ce que l’on veut combattre.
Quels seront les prochains mots « inconvenants » ? Allons-nous juger notre passé à l’aune de nos peurs actuelles ? Je me demande parfois s’il serait encore possible aujourd’hui de tourner des films aussi grand public que Les aventures de Rabbi Jacob ou La cage aux folles. La réponse que chacun, dans son for intérieur, donnera à cette question, constituera pour lui-même une indication précieuse sur la façon dont il voit l’évolution de la liberté d’expression.
Propos recueillis par Marjorie Ranieri
Septembre 2013
Michel Gyory est avocat au barreau de Bruxelles et spécialiste de la propriété intellectuelle ainsi que des coproductions cinématographiques internationales. Il enseigne le droit d'auteur au Département des Arts et sciences de la communication à l’ULg.
Marjorie Ranieri est diplômée d'un Master en Information et Communication à finalité spécialisée en médiation culturelle et métiers du livre. Elle prépare actuellement une thèse de doctorat sur la construction du sens de provocation en art contemporain.