Entretien avec Michel Gyory

Michel Gyory est avocat au Barreau de Bruxelles, expert auprès de la Commission Européenne ainsi que Maître de conférences à l'ULg où il enseigne plus particulièrement le droit d'auteur et l’économie du cinéma et de l'audiovisuel. Dans le cadre du dossier Censure et liberté d'expression, il nous fait part de son regard sur quelques questions juridiques liées à la liberté d’expression.

Marjorie Ranieri : Quelles sont les définitions fondamentales du droit à l'image et du droit d'auteur dans notre société ?

Photo M. Gyory2Michel Gyory : Le droit à l'image est un droit de la personnalité : toute personne a le droit de revendiquer la protection de son image. Mais ce droit, comme tous les droits, se heurte aux nécessités de la vie en société et n’est donc pas absolu. Vous ne pouvez pas, en principe, utiliser, sans son accord, l'image d'une personne privée qui agit dans un cadre privé. Mais vous pouvez utiliser l'image du Premier ministre dans sa fonction publique, par exemple pour la reproduire dans la presse. Les principes sont simples. Toutefois, dans la réalité de la vie en société, ce droit va entrer en concurrence avec d'autres droits, par exemple le droit à l'information. La personne privée qui se trouve à titre privé sur le lieu d'un événement relaté par la presse audiovisuelle (par exemple un accident ou l’accueil d’une star) ne pourra pas, en principe, s’opposer à l’utilisation de son image dans le cadre général de la relation de cet événement.

Le concept de droit de la personnalité se retrouve aussi dans le domaine du droit d'auteur qui, en Europe, est « bicéphale » : au plan économique, le droit d’auteur accorde à l’auteur le monopole de l’exploitation de son œuvre ; au plan moral le droit d’auteur protège l’œuvre en tant que produit de la personnalité de son auteur et s’oppose, par exemple, à l’altération de l’œuvre. Dans la conception européenne (qui n’est pas universelle – aux États-Unis, le droit moral n’est qu’embryonnaire), l’œuvre de l’esprit n’est pas une marchandise comme les autres.

Comment ces droits s’articulent-ils plus généralement à la censure et à la liberté d’expression ?

La liberté d'expression est une liberté fondamentale, garantie en Belgique par la Constitution. Elle est protégée également par des actes internationaux tels que la Déclaration universelle des droits de l'homme et la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Cette liberté est essentielle mais, du fait qu’elle appartient à des êtres humains vivant en société, elle n’est pas absolue. Des délits peuvent être commis à l’occasion de son usage et ceux-ci seront légitimement réprimés. La détermination des « limites » de la liberté d’expression et des délits commis à l’occasion de son usage peut varier selon le lieu et le temps. Il s’agit de choix de société et il me paraît fondamental de comprendre comment se font ces choix. Des propos ayant par exemple pour objet une incitation à la haine entrent, dans de nombreuses sociétés, en collision avec le droit à la liberté d'expression. Ils ne seront pas traités partout de la même façon. Il ne me paraît pas inacceptable que des propos racistes ou xénophobes rédigés par exemple sur Facebook soient retirés. Un équilibre, toujours provisoire, doit être trouvé dans toute société humaine. C’est parce que cet équilibre est nécessairement provisoire qu’il est intéressant de regarder ailleurs et de constater qu’en Europe nous avons, me semble-t-il, une conception de la liberté d’expression plus restrictive que dans d’autres pays.

Pour ma part, je définirais la liberté d'expression comme la possibilité de s'exprimer sans peur. Sous réserve des délits évoqués ci-dessus, il n'y a plus lieu aujourd'hui de craindre chez nous une répression venant de l'État ou d'autres pouvoirs. En Belgique, la censure a été abolie par la Constitution de 1831, en même temps qu’était garantie la liberté de la presse. Il me semble en revanche que beaucoup de gens ont peur d'une répression beaucoup plus diffuse émanant du corps social lui-même pour des propos qui n’ont rien de délictueux mais qui pourraient apparaître comme n’étant pas « socialement corrects ». S’il n’existe donc pas de censure exercée par un pouvoir, il me semble qu’une nouvelle contrainte pèse sur la liberté d’expression. Elle ne vient pas de l'extérieur mais de l'intérieur. Elle prend la forme de l'autocensure.

J'ai lu récemment dans un journal économique que le patron d'une grande entreprise américaine de mode s'était fait « massacrer » sur internet pour avoir dit que sa marque ne produisait pas toutes les tailles de vêtements car il ne désirait pas s'adresser à tout le monde. C'est un propos qui me semble banal et légitime de la part d'un créateur et qui suscite des réactions qui paraissent démesurées.

Y a-t-il des zones de conflit entre ces notions ? Les frontières qui les définissent pourraient-elles, dans certains cas, être brouillées, être mises à mal ?

Je ne pense pas qu'il y ait un flou ou un brouillage des frontières mais qu'elles se déplacent avec le temps. Les textes les plus fondamentaux comme la Déclaration universelle des droits de l'homme ou la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales mettent clairement en évidence les équilibres qui doivent exister dans toute société.

Prenons un exemple : on entend parfois, au nom du droit d'accès à la culture ou de la liberté d’expression, que chacun devrait pouvoir faire circuler sur internet tous les contenus qu'il souhaite, y compris des contenus protégés par le droit d'auteur. Si l'article 27 de la Déclaration universelle des droits de l'homme stipule que toute personne a le droit de prendre part à la vie culturelle, le même article prévoit que chacun a droit à la protection des intérêts matériels qui découlent de sa production littéraire ou artistique. Il est clair qu'il faut un équilibre entre les deux et que les voix qui soutiennent que la liberté d'expression doit prévaloir sur le droit d’auteur ou même aboutir à sa disparition suggèrent des bouleversements qui constituent une rupture avec des choix de nature culturelle, économique, sociale et juridique faits dans le passé par les pays qui ont adopté ces textes fondamentaux. Il y a là de véritables collisions. Elles ne sont pas, à mon sens, dues à un brouillage mais à des oppositions d'intérêts tellement fondamentales qu'elles aboutissent à la négation par un groupe des droits de l'autre groupe.

Droit d'auteur, droit à l'image et liberté d'expression sont en somme trois prérogatives qui coexistent de façon relativement souple sauf lorsque des intérêts particuliers les font se confronter en affirmant la suprématie de l'un au détriment de l'autre. Toutefois, cet équilibre est changeant. Tout, dans notre monde, est appelé à se transformer en permanence, y compris les principes les plus fondamentaux sur lesquels nous organisons notre vie. Mais cette transformation se fait en général de façon relativement lente. 


Page : 1 2 next