C’est sur une autre forme de censure, plus insidieuse, peut-être, moins bien identifiée, sans doute, qu’il convient à présent d’attirer l’attention. Notre propension à appliquer systématiquement le « schéma galiléen » – en gros, la science contre l’idéologie – chaque fois que nous sentons la « liberté de chercher » menacée risque bien de nous empêcher d’apercevoir les obstacles et les dangers qui, dans nos sociétés, limitent le plus durement la liberté du chercheur.
L’épisode galiléen et les appels à l’héroïsme scientifique qui l’accompagnent ont fait florès. Le thème en est bien connu : on n’accède pas sans douleur ni sans risque à la vérité. Freud affirmait que la science avait infligé trois grands démentis à la naïve présomption humaine : Copernic – nous ne sommes pas le centre du monde –, Darwin – l’homme n’a pas une place privilégiée au sommet de la création – et la psychanalyse – le moi n’est pas maître dans sa propre maison. Ce serait la grandeur de l’homme que de préférer les blessures de la rationalité au confort moite des illusions préscientifiques, mais ceux qui découvrent et révèlent ces vérités qui dérangent doivent s’attendre à des résistances acharnées. Le rôle du héros visionnaire et martyr fait recette et il n’est pas rare que des scientifiques se glissent avec complaisance dans le costume de Galilée – quand ce n’est pas celui, plus tragique encore, de Giordano Bruno que, soit dit en passant, les œuvres épouvanteraient s’ils en connaissaient autre chose que les déclarations sur la pluralité des mondes, ces rationalistes qui en font parfois leur héros. Ainsi, dès la préface de L’Homme neuronal, J.-P. Changeux évoque les « peurs viscérales » que provoque le développement de la neurologie, et ajoute, avec une emphase qui laisse rêveur – rappelons que l’ouvrage date de 1983 – que « toute recherche qui, directement ou indirectement, touche à l’immatérialité de l’âme met la foi en péril et est vouée au bûcher ».
filipino freethinkers, nov. 2012
Il est temps de nous interroger sur la pertinence de ce modèle ancien : les biologistes de nos Universités sont-ils vraiment menacés par de dangereux créationnistes ? La neurophysiologie est-elle vraiment menacée par un puissant lobby spiritualiste ? Ne devrions-nous pas renoncer à jouer les héros devant des adversaires aussi faciles à envoyer au tapis ?
L’Église du dix-septième siècle avait une puissance telle qu’elle pouvait interdire des thèses scientifiques, censurer des ouvrages et décourager les scientifiques d’explorer tel ou tel domaine – avec des résultats tout relatifs ; la condamnation de Galilée n’a pas sonné le glas de l’héliocentrisme. S’il est une question urgente, c’est celle de savoir quelles sont aujourd’hui les instances qui ont le pouvoir de faire taire les scientifiques, d’encourager ou de décourager les recherches dans tel ou tel domaine, etc., et cela avec une efficacité parfois bien plus redoutable que celle du Saint-Office.
Dans une « économie de la connaissance » qui fait, de plus en plus, le choix d’engager les scientifiques dans une compétition sans merci, il faut être suicidaire pour ne pas choisir une orientation « mainstream », qui permette de publier très vite dans des revues de rang A, les seules qui comptent dans le struggle for life qu’est devenue la carrière d’un jeune chercheur. Bien sûr, il s’agit là d’une censure « soft » : on ne vous interdit pas de vous intéresser à ce qui vous chante, mais vous ne serez pas publié là où il faut, et vous finirez par disparaître. Vous pourrez continuer à parler ou à écrire, mais on ne vous entendra plus.
Que l’on me comprenne bien : il ne s’agit pas ici de plaider pour une organisation de la recherche qui s’apparenterait à un joyeux brouhaha où chacun serait libre de jouir sans entraves de la publication de ses intuitions personnelles. La science ne peut donner son précieux imprimatur sans discernement. Depuis les origines, la communauté scientifique a développé des stratégies qui lui permettent de mettre à l’épreuve les hypothèses des chercheurs : une proposition ne sera reçue que si elle résiste à une multitude d’épreuves particulièrement sévères – confrontation avec les données empiriques, bien sûr, mais aussi avec les objections des collègues qui voudront s’assurer que les hypothèses en question tiennent la route avant de les accepter comme une partie de l’édifice scientifique sur laquelle eux-mêmes pourront prendre appui pour poursuivre leurs recherches. La science ne se développe pas sans un système de contrôle qui permette de savoir à qui se fier. La question posée ici n’est pas celle de la nécessité d’un contrôle, mais celle de la pertinence du type de contrôle qui est aujourd’hui en train de se mettre en place4.
Si l’autorité de la science n’est pas usurpée, c’est précisément parce qu’elle a, depuis le dix-septième siècle, développé des procédures qui lui ont permis de donner des réponses satisfaisantes à la question de la fiabilité. Il est grand temps de se demander dans quelle mesure ces réponses resteront valables dans l’économie de la connaissance que l’on nous promet. Que devient la « liberté de chercher » dans un paysage où la recherche publique serait réduite à la portion congrue et où les scientifiques seraient, de plus en plus souvent, financés par des entreprises privées dont l’objectif premier n’est tout de même pas de fournir des réponses objectives, neutres et aussi complètes que possible aux questions qui leur sont posées, et encore moins de contribuer au développement d’une recherche fondamentale inspirée par le seul désir d’augmenter notre connaissance du monde ? Qui peut croire que le chercheur du privé est libre d’explorer son domaine comme il l’entend et de faire connaître tous les résultats – favorables ou non – auquel il est parvenu ? Qui peut croire à la fiabilité d’une recherche si soucieuse de faire taire ses « lanceurs d’alerte » ?
Monsanto et consorts menacent l’indépendance de la recherche scientifique bien plus sérieusement qu’Harun Yahya. Les tentatives pour rationaliser la recherche et les intérêts parfaitement rationnels des industriels menacent « la liberté de chercher » bien plus sérieusement que la « montée de l’irrationalisme » que l’on continue à agiter devant nous comme un épouvantail – ou comme un leurre5.
Laurence Bouquiaux
Septembre 2013
Laurence Bouquiaux est chercheuse au département de philosophie de l'ULg. Elle enseigne la philosophie des sciences et l'histoire de la philosophie. Ses recherches portent principalement sur les relations entre science et métaphysique au 17e siècle.
4 Sur cette question importante, voir le dernier livre d’I. Stengers : Une autre science est possible ou son récent témoignage au tribunal de Termonde. Voir également, dans ce dossier, l’argumentaire développé par C. Fallon et Br. Leclercq, « Contraintes sur la liberté d’expression à l’université ».
5 Voir, par exemple, M.-M. Robin, Le monde selon Monsanto, Paris, La Découverte, 2008.
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