Contraintes sur la liberté d’expression à l’Université ?

Stockshoppe-fotoliaL’Université soumise aux contraintes de la réputation

Au niveau européen, les politiques de recherche et d’enseignement supérieur sont par ailleurs engagées dans un processus de benchmarking, les obligeant à s’aligner sur un modèle et des objectifs communs et à confronter leurs stratégies nationales établies pour combler les écarts de performance. Les travaux d’Isabelle Bruno10 démontrent les effets de codification et de prescription de ces processus de benchmarking. L’auteur présente cet instrument de gouvernement comme un outil de normalisation, imposant à tous une logique managériale mélangeant une obligation de concurrence, pour une allocation de ressources optimale, et une logique de coordination, pour atténuer les effets des imperfections du marché. Cet outil – plus politique qu’il n’y parait – impose au niveau des États, des organisations et des individus, une logique d’appariement et de classification – si possible publique et médiatisée – à travers des grilles d’indicateurs de performance pour inciter chacun à faire mieux que ses pairs, par une généralisation de la compétition entre les entités participantes. Face à la généralisation de tels instruments d’information, d’évaluation et de contrôle, les universités développent un nouveau style gestionnaire stratégique et réorganisent la distribution de leurs moyens entre disciplines pour accentuer la qualité de « signal » de leurs meilleurs centres de recherche et d’enseignement et se positionner dans le nouveau marché européen qui se dessine. Cette évolution renforce le rôle des gestionnaires dans les universités au détriment de la gestion académique collégiale et encourage les scientifiques à adopter un profil professionnel plus managérial11.

Ce nouveau cadre général de fonctionnement et ces nouvelles procédures d’évaluation des chercheurs et de leurs projets imposent une normativité qui tend à valoriser certains sujets et certaines méthodologies : en situation de mise en concurrence acharnée entre les projets, il peut s’avérer difficile de faire financer une recherche qui est moins « mainstream » et qui, pour cette raison, est aussi moins bien balisée et donc plus risquée. Une certaine prudence managériale peut encourager les fonds de recherche et leurs commissions scientifiques à sélectionner les projets dont les résultats sont les mieux garantis. Et le phénomène se renforce du fait que les chercheurs et équipes sont eux-mêmes évalués d’après leur production scientifique antérieure, laquelle est elle-même fonction de leur capacité à inscrire leur travail dans certains courants scientifiques dominants et en particulier à publier dans des revues de rang A, qui, par leurs processus de reviewing, procèdent elles-mêmes à la sélection voire – au travers des recommandations des reviewers – à l’orientation des travaux publiés en fonction de leur conformité à certaines normes méthodologiques ou même thématiques. Les systèmes formalisés d’évaluation des chercheurs contribuent à transformer les pratiques de ces derniers12 : choix des revues, utilisation de l’anglais, saucissonnage des publications et des projets de recherche, évitement des prises de risque dans le choix des thèmes. Si les chercheurs conservent toujours une large autonomie pour mener à bien les objectifs de recherche qu’ils jugent prioritaires sur le plan strictement scientifique, ils doivent prendre soin de les présenter sous un format adapté.

Cette normativité, bien sûr, n’est pas totalement illégitime ; c’est elle qui constitue le « paradigme » d’une démarche scientifique, qui régit sa « discipline » et lui permet de reconnaître ce qui est de la « bonne » science de ce qui est de la « mauvaise » science. Mais, précisément, la question de la liberté d’investigation et d’expression scientifique doit aussi être pensée à l’endroit de cette problématique des paradigmes scientifiques – laquelle est aujourd’hui renforcée, toutes disciplines confondues, par l’exigence d’une forte inscription des recherches individuelles dans des laboratoires et équipes de recherches, mais aussi par la plus grande scolarisation des recherches doctorales. Comment garantir que puissent émerger des recherches rigoureuses qui cadrent mal avec les préceptes théoriques et méthodologiques actuellement reconnus ? La question, qui vaut pour toutes les sciences, se pose de manière peut-être plus aiguë encore dans les sciences humaines, qui – c’est à la fois leur apparente faiblesse et leur véritable richesse – fonctionnent classiquement selon le principe d’une coexistence de paradigmes divergents.

Liberté, qualité et… diversité ?

La diversité des orientations théoriques et méthodologiques de la recherche peut-elle survivre à la mise en concurrence des chercheurs par les financements ? Concrètement, y a-t-il aujourd’hui des thèmes de recherche ou des manières de faire science qui mènent plus facilement que d’autres à des publications dans des revues prestigieuses et sont donc, plus que d’autres, susceptibles de survivre aux processus de sélection « naturelle » des chercheurs et projets avec, à la clé, de facto, une sorte de censure des thèmes ou méthodes les moins efficients du point de vue de leur productivité scientifique de rang A ? Si c’est le cas, n’y a-t-il pas alors, en outre, un risque d’autocensure, qui mène les chercheurs eux-mêmes ou leurs promoteurs, à privilégier, anticipativement et par docilité (« compliance »), des sujets et démarches susceptibles de mener à des résultats leur assurant le financement suivant ? Chacun n’a-t-il pas intérêt à aller dans le sens des courants dominants ? Qui peut encore prendre le risque d’une recherche très originale… et très marginale ?

Qu’à l’université comme ailleurs, l’argent soit le nerf de la guerre, cela n’est évidemment pas une découverte. Mais il reste à prendre toute la mesure du développement récent de « l’économie de la connaissance », qui table partout sur la mise en concurrence des acteurs, avec des effets majeurs sur leurs marges de manœuvre – et leur autonomie – réelles. De plus en plus souvent, le savoir est même explicitement présenté comme une marchandise plutôt que comme un bien public, au point de favoriser, sur le plan de l’enseignement comme sur celui de la recherche, de nouvelles stratégies gestionnaires. N’est-il pas urgent d’en identifier les nouvelles pratiques, qui se déclinent comme autant de nouvelles formes de censure ?

Catherine Fallon et Bruno Leclercq
Septembre 2013

 

crayongris2Fallon Leclercq 2bCatherine Fallon est chercheuse en sciences politique à l’Université de Liège et directrice du centre de recherche Spiral. Ses principales recherches portent sur les transformations de l’administration publique, l'analyse et l'évaluation des politiques publiques, la gestion des risques et les méthodes participatives. Elle a publié en 2011, chez Academia Bruylant, un ouvrage sur la politique scientifique : Les acteurs-réseaux redessinent la science. Le régime de politique scientifique révélé par les instruments

crayongris2Bruno Leclercq enseigne la philosophie à l'Université de Liège. Puisant aux ressources de la logique, de la théorie de l’argumentation, de la philosophie analytique et de la phénoménologie, ses recherches portent sur une multitude d’aspects de la théorie de la connaissance. Il est l’auteur, entre autres, de Introduction à la philosophie analytique. La logique comme méthode (De Boeck 2008) et (avec L. Bouquiaux) Logique formelle et argumentation (De Boeck 2009).

Catherine Fallon et Bruno Leclercq préparent actuellement la publication chez Academia Bruylant d'un ouvrage collectif intitulé : Leurres de la qualité dans l'enseignement supérieur ? Variations internationales sur un thème ambigu.



10 I. Bruno, « Le temps des « chercheurs-entrepreneurs » : sens et pouvoir du benchmarking dans l’« espace européen de la connaissance » », Quaderni [en ligne], 2009, vol. 69, consulté le 13 décembre 2012. URL : http://quaderni.revues.org/321
11
P. Bezes & D. Demazière (dir.), « New Public Management et professions dans l’État : au-delà des oppositions, quelles recompositions ? », Sociologie du Travail, 2011, vol. 53, n°3, p. 293-348.
12
P. Weingart, « Impact of bibliometrics upon the science system: Inadvertent consequences? », Scientometrics. 2005, vol. 62, n°1, p. 117–131.

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