Liberté d’investigation et de publication
Le présent dossier universitaire sur la censure et la liberté d’expression ne pouvait se passer d’aborder la question de la liberté d’expression et des éventuels effets de censure ou d’autocensure au sein de l’Université elle-même. Dans un premier temps, une telle interrogation semblera peut-être paradoxale ; l’Université n’est-elle pas le lieu même de la pleine et entière liberté de pensée et d’expression et celui du démantèlement critique de tous les arguments d’autorité et de tous les dispositifs de censure ? Sans doute cela est-il le cas à bien des égards. Mais, si l’Université veut pouvoir continuer à jouer ce rôle d’aiguillon critique, elle doit aussi mettre en lumière ce qui pourrait éventuellement contraindre ou limiter sa propre liberté de pensée et d’expression et qui pourrait éventuellement constituer – sans doute pas de jure, mais de facto – des facteurs de son autocensure.
Bien sûr, dans le contexte qui est le nôtre, on ne songe pas ici d’abord à des injonctions autoritaires d’un quelconque pouvoir de tutelle qui pourrait prétendre décréter ce qui peut ou ne peut pas se dire et ce qui peut ou ne peut pas se questionner dans une université ; en Belgique (et certainement dans une université pluraliste comme l’Université de Liège), la liberté académique et l’autonomie de la recherche semblent aujourd’hui très largement assurées à l’égard des autorités religieuses comme à l’égard des pouvoirs politiques (voir notamment le texte de Laurence Bouquiaux également paru dans le présent dossier, « La ‘liberté de chercher’, le Saint-Office et Monsanto »). Si menace il y a, elle provient donc de dispositifs plus subtils et plus complexes, qu’il convient d’éclairer. En particulier, il est utile de mettre au jour les contraintes économiques, sociales et politiques qui pèsent sur le monde universitaire contemporain et qui, à divers niveaux et à divers degrés, peuvent se répercuter sur la liberté d’investigation et d’expression.
L’Université soumise aux contraintes du marché
Dans deux ouvrages devenus célèbres et consacrés au développement d’un « capitalisme académique »1, Sheila Slaughter, Larry L. Leslie et Gary Rhoades ont systématiquement étudié les transformations que subissait le monde de la recherche et de l’enseignement universitaire nord-américain et plus généralement anglo-saxon du fait de l’évolution de ses modes de financement ainsi que de son cadre législatif, lesquels ont permis – voire encouragé – l’estompement des frontières entre monde universitaire et monde entrepreneurial par la multiplication de leurs interactions ou de leur interpénétration.
Sur le plan de l’enseignement, les auteurs ont mis en évidence les profondes modifications des rapports entre universités et étudiants qui résultent des changements dans les modes de financement des études, depuis la subsidiation directe des institutions par les pouvoirs publics jusqu’au financement indirect à travers les bourses personnellement allouées aux étudiants puis, de plus en plus, à travers un système de prêts (publics ou privés) remboursables en fonction des revenus ultérieurs. Mis en forte concurrence pour recruter les étudiants – et surtout, parmi eux, les étudiants les plus rentables –, les établissements de formation, parmi lesquels un nombre de plus en plus grand d’universités privées « for profit », sont non seulement forcés de multiplier les stratégies (et les dépenses) publicitaires, mais aussi d’adapter leurs curricula de formation pour coller aux exigences d’étudiants endettés très tôt et forcés, quant à eux, d’envisager leurs études comme un investissement dans leur propre capital humain à rentabiliser ensuite sur le marché du travail. À cet égard, les auteurs pointent des évolutions notables sur les contenus mêmes des enseignements et, en particulier, le développement exceptionnel des « business studies ».
Sur le plan de la recherche, Slaugther, Leslie et Rhoades ont mis en évidence la part croissante prise par les partenariats avec le monde de l’entreprise privée dans le financement de la recherche et les conséquences de ce phénomène sur l’orientation même des thèmes, des méthodes et des résultats de recherche, notamment appliquée – les chercheurs de Berkeley peuvent-ils encore émettre des critiques sur la sécurité des cultures transgéniques, quand la société Novartis finance celle-ci à hauteur de 25 millions $/an2 ? –, ainsi que les contraintes sur la libre circulation des résultats que font peser les clauses de confidentialité et les nouvelles normes en matière de brevets. En effet, encouragées par un nouveau cadre législatif pour la propriété intellectuelle3 à valoriser les résultats de leurs recherches par des transferts technologiques, les universités ont endossé une nouvelle mission, la gestion des brevets et des licences4. Les laboratoires universitaires se retrouvent aujourd’hui soumis aux mêmes contraintes de valorisation de leurs travaux que les structures de R&D privées. Conscients de l’importance de la propriété intellectuelle pour le développement ultérieur de la recherche5, les scientifiques admettent subir des nouvelles formes de compétition, mondiales et féroces, intégrant non seulement les canons universitaires mais aussi les armes de l’entreprise. L’impact financier des revenus liés aux licences de brevets ainsi que la multiplication de partenariats publics-privés induisent de nouvelles contraintes en matière de prioritisation des thèmes de recherche. En outre, ces transformations peuvent mettre à mal certains principes d’ouverture et de mise en commun de la production scientifique, par exemple quand la publication de résultats d’une équipe est différée pour protéger son avance dans un champ de recherche ou quand une université applique des coûts de licence élevés pour l’utilisation d’outils de recherche de base6.
Le travail pionnier mené aux USA par les auteurs d'Academic capitalism trouve aujourd’hui un large écho en Europe, même si leurs conclusions demandent à être nuancées. Dans les pays européens aussi, l’enseignement supérieur subit de plein fouet la limitation de son financement public. En Fédération Wallonie-Bruxelles, le principe d’une enveloppe fermée de financement pour toutes les universités et toutes les disciplines crée les conditions d’une concurrence féroce entre les acteurs du secteur engagés dans la chasse aux étudiants. Par ailleurs, en Europe comme ailleurs, la recherche coûte généralement cher – en équipement mais aussi et surtout en personnel – de sorte qu’elle est étroitement dépendante de ses sources de financement (privé ou public) et en subit donc d’importantes contraintes. L’analyse des instruments de financement de la recherche dans notre pays démontre une évolution de la politique scientifique vers plus de compétition et plus d’application7. Comme dans la plupart des États européens, la politique scientifique en Belgique francophone semble mobiliser le levier financier d’une façon plus stratégique, d’une part, pour promouvoir des activités de recherche dans certaines orientations thématiques (utilité sociale et économique) et, d’autre part, moyennant le remplacement des financements structurels par des financements ponctuels sur projets, pour instaurer des mécanismes de compétition censés améliorer la qualité de la recherche8. En outre, en Europe aussi, l’extension du régime juridique de la propriété intellectuelle fait peser des menaces de morcellement de la propriété des connaissances, de restriction de leur dissémination et de découragement des innovateurs9.
1 S. Slaughter S. & L. L. Leslie, Academic Capitalism. Politics, Policy and the Entrepreneurial University, Baltimore, London, John Hopkins University Press, 1997. S. Slaugher & G. Rhoades, Academic Capitalism and the New Economy. Markets, States and Higher Education, Baltimore, John Hopkins University Press, 2004.