Couvrez ce pis que je ne saurais voir. Cartoons, censure, révisions

 

Tomasovic4Après 1968, on assiste en effet à un deuxième mouvement de censure et d’autocensure corollaire qui prône cette fois le bannissement de toute offense raciale ou identitaire. Dans une Amérique déchirée par ses problèmes intercommunautaires, de nouvelles normes de représentations sont établies, qui mènent au remontage des œuvres du patrimoine. Sont visées les caricatures d’Africains ou d’Afro-Américains qui font partie du répertoire classique du cartoon des années 20 et 30 : Alice Hunting in Africa (1924), Alice Cans the Cannibals (1925), Cannibal Capers (1930) ou Trader Mickey (1932), pour ne citer que quelques exemples issus des usines Disney. Ces films, qui n’évitent aucun des pires poncifs sur la sauvagerie des tribus africaines, avaient déjà été inquiétés par le Bureau du code au moment de leur première exploitation. La sortie de Song of the South par exemple, accompagnée d’une violente polémique en 1944, conduit la PCA à intervenir en demandant aux producteurs de placer un avertissement au début du film, stipulant que le dessin animé est une adaptation d’un roman écrit avant l’abolition de l’esclavage. Mais dès les années cinquante, en préfiguration de ce qui se passera après 1968, de nombreuses œuvres sont retouchées sur l’initiative des producteurs eux-mêmes au delà des seules injonctions du Bureau du code Hays, pour éviter de heurter de nouveau l’opinion publique. Une scène du classique Three Little Pigs (1933) par exemple, est redessinée en 1948 pour faire oublier un gag jugé antisémite (la représentation du grand méchant loup dans un apparat yiddish traditionnel), et de nombreux cartoons de la première période sont remontés de manière à enlever les « black caricatures » en vue de leur diffusion en télévision : les poupées noires de Broken Toys (1935), la gouvernante noire de Figaro and Cleo (1943), le cuisinier noir de Pantry Pirate (1940), les pygmées cannibales de Spare the Rod (1954), les « blackface gag » (allusions aux sketches stéréotypés des ménestrels blancs grimés en noirs dans les vaudevilles très populaires du 19e siècle) de Mickey Steps Out (1931) ou de Mickey’s Nightmare (1932)7. Ce vaste mouvement de « nettoyage » est poursuivi après 1968, amputant ainsi plusieurs films ou leur imposant un remontage à l’occasion de leur rediffusion télévisée ou en salle.

Disney n’est pas la seule firme à procéder à ce type de remontage. Le passage à la télévision des cartoons de la Warner ou de la MGM, en attribuant soudainement un public cible enfantin à une série de courts-métrages conçus au départ davantage pour les adultes, a entrainé plus récemment bon nombre de coupes et de révisions. Ainsi, les dessins animés de Tex Avery, satiriques, anarchistes, absurdes et réflexifs, viennent remplir inadéquatement les cases matinales des programmes pour enfants et provoquent logiquement l’ire des censeurs. Mais il faut se tourner encore une fois vers les pratiques des animateurs. Jadis, les animateurs de la MGM, de la Warner ou de la Universal rivalisaient de ruse pour éviter le courroux des censeurs. Dans les années quarante et cinquante, ils ajoutaient par exemple des petites séquences particulièrement dérangeantes qui attiraient le regard de la commission, négligeant du coup les aspects auxquels ils tenaient, ou bien ils multipliaient les jeux de mots à double sens et plaçaient des gags de manière fulgurante dans une chaine d’actions au rythme effréné.

Tomasovic1bQu’en est-il aujourd’hui ? La ruse semble avoir changé de camp. Alors que ces dernières années la firme Disney, qui donnait avant le ton en matière d’autocensure, fait accompagner l’édition DVD de son patrimoine de commentaires prudents (en l’occurrence ceux du très populaire critique de cinéma Leonard Maltin) pour recontextualiser les œuvres dans leurs époques et prévenir le spectateur de l’aspect éventuellement offensant de certains gags ou de certaines représentations, d’autres grandes compagnies, visiblement moins soucieuses de la valeur patrimoniale de leurs collections, ne s’embarrassent pas de ces considérations et procèdent, comme le soulignent nombre de commentateurs dans les forums des spécialistes de l’animation, à ce qui s’apparente à une forme de révisionnisme. En 2003, la Warner par exemple a édité un coffret DVD anthologique, une édition présentée comme définitive des travaux du maître du cartoon loufoque Tex Avery, qui a provoqué, à raison, un véritable tollé auprès des amateurs et des connaisseurs. Deux films sont purement exclus de la sélection : Half Pynt Pygmy, un épisode de la série George and Junior datant de 1948 qui décrit les aventures du plus petit pygmée du monde, et une parodie intitulée Uncle Tom’s Cabana. Non seulement ces deux films ne sont plus jamais diffusés en salle ou en télévision, jugés inadéquats sans doute pour le grand public avide de divertissement pour tous les âges, mais ils semblent même avoir été retirés du catalogue par le service juridique de la Warner aux États-Unis qui préfère nier leur existence aujourd’hui. De même, sans un seul mot d’explication ou d’avertissement, sept cartoons ont été retouchés ou remontés, geste que la Warner fait par ailleurs mine de nier, trompant le spectateur qui croit voir les œuvres authentiques.

L’élargissement à de multiples publics et le vieillissement des œuvres exigent aujourd’hui un débat double (au moins) sur la contextualisation ou, au contraire, la décontextualisation par « neutralisation » des éléments problématiques des œuvres, et, plus en avant, sur le statut parfois contradictoire de produits de pur divertissement aux carrières successives et objets de (re)découverte culturelle. Ce débat n’est pas simple parce qu’il demande aux firmes comme aux spectateurs de réfléchir à un passé de pratiques diverses qui englobent autant l’humour raciste que les polissonneries aujourd’hui bien innocentes, les scénarii ultraconservateurs comme les envolées anarchistes. En procédant discrètement à des coupures, remontages, retitrages, resonorisations et recolorisations, souvent sans aucune mention, les producteurs et distributeurs de ces films tuent ce débat dans l’œuf. De cette façon, ils rejouent une fois encore une autocensure qui semble coller à la peau du film d’animation depuis son premier âge d’or. Surtout, ils renient leurs racines, qu’elles soient loufoques ou odieuses, innovantes ou conservatrices, instillant dès lors un doute raisonnable : désormais comment être sûr à la vision d’un vieux cartoon que l’on ne nous prive pas des pis de vache ?

Dick Tomasovic
Septembre 2013

crayongris2Dick Tomasovic enseigne les théories et pratiques des arts du spectacle au département d'Arts et sciences de la communication. Sur le dessin animé, il a publié, entre autres, l'ouvrage Le Corps en abîme. Sur la figurine et le cinéma d'animation (Rouge Profond,  2006).

 



7 Le même travail de remontage est encore effectué sur les cartoons s’amusant des clichés irlandais, japonais et chinois. Malgré cette nouvelle attention accordée aux stéréotypes ethniques, les productions Disney ne cesseront d’être régulièrement et fortement critiquées pour leurs représentations de certaines communautés (Peter Pan en 1953, Aladdin en 1992 ou encore Pocahontas en 1995 créeront la polémique). De manière générale, la question du stéréotype chez Disney, complexe, a été longuement étudiée et est encore aujourd’hui au centre de nombreuses études. Voir, par exemple, Jason Sperb, Disney's Most Notorious Film: Race, Convergence, and the Hidden Histories of Song of the South, Austin, University of Texas Press, 2013.

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