Couvrez ce pis que je ne saurais voir. Cartoons, censure, révisions

Au tournant des années vingt, la censure commence à s’intéresser à ces cartoons à succès. La vache Clarabell Cow doit alors s’habiller pour échapper aux sanctions des censeurs (The Shinding, 1930). Et si Minnie ne doit pas complètement se vêtir, c’est parce que les deux petits cercles dessinés sur sa poitrine dans les premiers épisodes de la série par Ub Iwerks (co-fondateur de l’entreprise de Walt Disney et véritable auteur du génie graphique de la firme) ont disparu, la fiancée de Mickey offrant désormais au regard des spectateurs un corps absolument asexué, identique à celui de son ami. Quant aux films qui évoquent des excès d’alcool ou la consommation de drogues, ils sont souvent amputés des séquences litigieuses lors de leur première diffusion, avant d’être retirés de la circulation dès l’application du code Hays en 19345.

Par la suite, Disney connaîtra cependant peu de problèmes avec la censure. La raison en est simple : Walt Disney décide lui-même de supprimer de ses productions les gags ruraux, polissons et potaches qui caractérisent une partie de la production des années vingt. Désormais, il vise avant tout une reconnaissance plus large qui passe par un partage  intergénérationnel, une distribution à l’échelle nationale (et bientôt internationale), la bienveillance des majors et les acclamations de l’ensemble de la profession. Pour les équipes de créatifs sophistiqués engagés par Disney, le mot d’ordre esthétique est devenu très simple : il faut avant tout viser la reconnaissance artistique de leur travail. Toute faute de goût est donc proscrite. Humour offensant, blagues graveleuses, clins d’œil provocateurs ne sont plus à l’ordre du jour. La construction des personnages, la complexité des intrigues, la dramatisation de la narration et une forme de perfection technique détermineront l’identité Disney, ce qui emmènera rapidement le géant du cinéma d’animation sur les pentes de l’académisme.

Tomasovic3bLes firmes rivales connaissent des évolutions semblables. Le cas de Betty Boop, série produite par les studios Fleischer, est exemplaire de cette vague de moralisation du cartoon. Présentée comme une chanteuse de cabaret qui a du chien (littéralement), Betty Boop fait tourner bien des têtes et se retrouve fréquemment dans des situations pour le moins compromettantes. Dans Chess Nuts (1932) par exemple, la pauvre jeune fille est kidnappée par un vieux roi pervers qui n’hésite pas à l’attacher pour mieux l’embrasser. Ce n’est qu’en soufflant sur les chandelles qui apparaissent dans les yeux de son persécuteur, qu’elle parvient à échapper au baiser redouté (les chandelles se ramollissant soudainement…). De manière générale, les tenues extrêmement courtes de Betty, sa fameuse jarretière en évidence sur la cuisse gauche et ses décolletés profonds affolent l’industrie du cartoon de l’époque. Parfois même le personnage devenu rapidement populaire se dévoile franchement, comme dans Is My Palm Red (1933) où sa silhouette dénudée est évoquée, ou encore dans Bamboo Isle dans lequel on découvre une Betty Boop dansant seins nus. Mais, bientôt condamnée par les ligues familiales et par le code Hays,  la jeune femme doit se redéfinir en personnage sage, vertueux et empathique, et perd irréversiblement de son charme et de son sex-appeal. Betty quitte les salles de cabaret pour les fonctions beaucoup plus respectables d’infirmière ou d’institutrice6 et plus personne ne pense désormais à plaisanter avec les pis de vache.

Entre 1934 à 1968, on assiste donc à une combinaison d’autocensure déjà progressivement intégrée par les usages avant 1934 et de censure opérée par la fameuse  « Administration du code de production » (PCA, Production Code Administration) chargée d’appliquer le code Hays, secondée encore par d’autres institutions qui sévissent avec la même rigueur : autorités des différents États, groupes de pression locaux (ligues moralisatrices de gauche, groupes conservateurs ou religieux, ligues puritaines et familiales), distributeurs et exploitants (par conviction personnelle ou par crainte de réactions négatives), etc. 

Le poids du politiquement correct : un polissage mécanique après 1968

La fin du Code Hays en 1968 ne signifie pas la disparition de la censure ni de l’autocensure. Certes, quelques animateurs profitent de la libération des mœurs de la fin des années soixante pour proposer des films provocateurs (du célèbre Fritz the Cat réalisé par Ralph Bakshi en 1972 aux cartoons hystériques et transgressifs de Bill Plympton). Mais la majeure partie de la production reste sous la coupe de ces différents groupes de pression auxquels il faut ajouter, à partir des années soixante, les chaînes de télévision, et dès le début des années quatre-vingt, les réseaux d’exploitants de vidéoclubs, attachés à une politique commerciale familiale. Sous ces influences multiples, les producteurs conservent leur prudence pour se préserver de tout problème qui compliquerait l’exploitation commerciale de leur produit. L’humour potache ou l’exploitation des potentialités narratives de l’alcool et de la drogue, qui paraissent bien innocents au spectateur d’aujourd’hui, ne sont plus en cause. Le cartoon est invité à montrer patte blanche du point de vue politique notamment.


 

6 Voir Leslie Cabarga, The Fleischer Story, New York, DaCapo Press, 1988.

Page : précédente 1 2 3 suivante