Couvrez ce pis que je ne saurais voir. Cartoons, censure, révisions

Forme d’expression artistique et populaire, le dessin animé n’a pas toujours l’innocence que le grand public veut bien lui attribuer. Inéluctablement, il s’est attiré les ciseaux de la censure. Toutefois, à l’instar d’autres industries culturelles, il s’est avant tout doté d’un système strict d’autocensure mis en place dès la fin des années 1920, à l’intérieur même de la chaîne de production des cartoons.

kirikouLes célèbres séries japonaises Goldorak ou Cat’s Eyes sont enfin visibles intégralement en DVD après avoir été mutilées lors de leur diffusion sur les chaînes françaises dans les années 80 et 90. En Russie, des coupes plus ou moins importantes sont faites dans les séries Simpsons ou South Park. Aux États-Unis, le film d'animation français Kirikou et la sorcière de Michel Ocelot a été interdit de projection aux mineurs en raison de la nudité présente à l’écran (les femmes africaines y apparaissent seins nus - image ci-contre). Le long métrage animé de Marjane Satrapi Persepolis (tiré de la bande dessinée éponyme) a vu sa sortie interdite sur les écrans du Liban au motif de sa description critique de la Révolution islamique. L’Italie a, quant à elle, interdit au moins de 18 ans le dessin animé de Patrice Leconte  Le Magasin des suicides, lui reprochant la légèreté avec laquelle le film traite de la mort. Régulièrement, l’actualité nous rappelle que le film d’animation n’échappe pas à la censure.

roidessingesCette surveillance particulière, dont le film d’animation fait souvent l’objet, est avant tout à mettre sur le compte de sa grande  inventivité plastique et poétique. Ses recherches graphiques, souvent attrayantes, sa force fantasmagorique et son langage très souvent métaphorique peuvent lui donner, à travers la fable, une considérable force politique. Les pouvoirs étatiques, quels qu’ils soient, ne s’y sont pas trompés en passant commande de nombreuses productions de propagande1 et en surveillant au plus près les artistes assoiffés de liberté d’expression ; pour ne citer que quelques exemples : les Tchèques Jiri Trnka2, Karel Zeman, ou Jan Svankmajer3, ou encore le père du cinéma d’animation chinois Wan Lai Ming dont Le Roi des singes, terminé en 1964, jugé décadent et anarchiste, resta invisible près de 20 ans après l’avènement de la Révolution culturelle.

Cette attention particulière de la part de la censure augmente aussi une pression commerciale déjà particulièrement sensible dans le cas de ce cinéma. Produire un dessin animé est en effet une opération financière délicate. Le coût de la main-d’œuvre et la durée du chantier placent l’objet dans une économie extrêmement fragile ; le coup d’une interdiction de projection ou d’une restriction à une seule partie du public risque de s’avérer fatal pour les investisseurs. Par conséquent, le cinéma d’animation est donc exposé à la production d’œuvres relativement consensuelles.

De telles pratiques de censure, explicites ou déguisées en prudence des producteurs et distributeurs, ne sont pas choses nouvelles et puisent leurs racines dans le premier et foisonnant âge d’or du dessin animé. Déjà en 1929, la fameuse Skeleton Dance par exemple, la première des « Silly Symphonies » issues des studios Disney, est interdite de projection au Danemark. En 1929 aussi, The Barnyard Battle (de la série des Mickey Mouse) est interdit de projection en Allemagne en raison des casques portés par les personnages de chats, une réminiscence jugée maladroite des casques des soldats allemands durant la Première Guerre mondiale. Quant au célèbre Snow White and the Seven Dwarfs (1937), il suscite les inquiétudes des censeurs en Grande-Bretagne et en Belgique en raison de son caractère effrayant pour les enfants. Et à l’époque, on écourte donc, sans autre forme de procès, certains moments de la fuite dans la forêt ou de la transformation de la reine machiavélique.

Dans la suite de ce texte, un bref regard sur l’histoire du cartoon américain classique, de son passage au parlant à la fin du règne des studios des majors (soit le début et la fin du fameux Code Hays), permettra de pointer quelques moments essentiels de la riche histoire des rapports entre dessin animé et censure4 (voire autocensure), marquée par une institutionnalisation progressive de la production et une uniformisation de la représentation.

La comédie des mœurs : des films du précode au Code Hays

Tomasovic5bParfois regroupés par les cinéphiles et les spécialistes du cinéma d’animation sous le terme de « films bannis », ou « films du précode », les cartoons de la fin des années 20 témoignent d’une liberté remarquable, y compris les films de la jeune compagnie de Walt Disney. On y découvre quantité de gags osés pour l’époque, pour ne pas dire grivois, qui étonnent au vu de l’évolution de la firme au cours des décennies suivantes, positionnée comme un haut lieu du divertissement au moralisme sans faille, garant des valeurs familiales de l’Amérique conservatrice. Le gag pour le moins explicite du fusil ou du canon, érigé en prothèse phallique, qui se ramollit soudainement après avoir été utilisé, est typique de cette époque (Oswald’s Great Guns en 1927 et Hot Dog en 1928). À la même époque, les personnages féminins ont la fâcheuse manie de perdre leur culotte, comme la fiancée d’Oswald ou encore Minnie dans Blue Rhythm (1931). À côté des sirènes de King of Neptune (1932) qui paradent en topless, la célèbre compagne de Mickey est encore contrainte de se déshabiller dans Plane Crazy (1928), le premier épisode de la série à grand succès des Mickey Mouse, et d’utiliser ses sous-vêtements comme parachute sous les rires moqueurs de son ami, d’ailleurs prêt à tout pour arracher un baiser à sa belle. Les pis de vache sont aussi une source régulière de gags ambivalents, burlesques ou grivois selon l’esprit du spectateur. Ainsi, dans le même film, le héros attrape à plusieurs reprises une vache par ses pis proéminents qui, ainsi pressés, ne manquent pas de lui expédier une giclée de lait au visage. La même année, dans Steamboat Willie, le premier cartoon sonorisé, Mickey commet le même type de gag scabreux avec une truie transformée en accordéon, dans une scène qui sera coupée du film lors de ses diffusions télévisuelles. Les gags de crachats enfin, où l’on s’éclabousse les uns les autres, sont également nombreux. Parfois, l’humour scatologique peut apparaître au détour d’une séquence (The Moose Hunt, 1931).

L’humour grivois n’est toutefois pas le seul registre dans lequel le cartoon des années vingt fait preuve d’une liberté de ton et de sujet. Alcool, drogues et autres substances illicites abondent également dans les films. Dans Alice Solves the Puzzle (1925), les animaux font passer du whisky en contrebande et se saoulent pour trouver du courage. Plusieurs cartoons d’Ub Iwerks font aussi allusion à la drogue : expériences hallucinogènes dans Stratos Fear en 1931, gaz hilarants dans Laughing Gas la même année, et consommation d’opium dans Chinaman’s Chance en 1933, trois épisodes de la série Flip the Frog. Les frères Fleischer produisent également quelques mémorables dessins animés où les références à la drogue sont explicites, comme le stupéfiant Ha ! Ha ! Ha ! en 1934, dans lequel Betty Boop et Koko le clown abusent d’un gaz hilarant, ou encore Snow White (1933) qui évoque la cocaïne et propose une scène de métamorphoses visuelles à partir de la performance rotoscopée (redessinée et décalquée à partir d’un film en prise de vues réelles) du grand Cab Calloway chantant « Saint James Infirmary Blues ».



1 Voir Sébastien Roffat, Animation et propagande, Paris, L’Harmattan, 2005.
2 Son dernier film, La Main (1965), qui traite poétiquement et subtilement du totalitarisme, est censuré.
3 Plusieurs de ses scénarios ne verront pas le jour et un grand nombre de ses films seront censurés dès leur sortie.
4 Lire l’ouvrage de référence de Karl F. Cohen, Forbidden Animation, Censored Cartoons and Blacklisted Animators in America, Jefferson / London, McFarland & Company, 1997.
5 Le « Motion Picture Production Code », communément appelé code Hays du nom du sénateur William Hays ayant officié à son établissement, est un code de censure régissant l'industrie Hollywoodienne. A la suite de nombreux scandales (dont la fameuse affaire Arbuckle), il fut appliqué par l'Administration du Code de Production (présidée par le très influent catholique Joseph Breen) et respecté par les studios de 1934 à 1966.

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