Le théâtre-action est une des trois voies esthétiques de ce qu’on a appelé le « jeune théâtre », nouvelle tendance théâtrale qui est apparue dans les années septante en Belgique. C’est l’époque de la démocratie culturelle et de la remise en question de la culture patrimoniale. Dès lors, afin de sensibiliser un maximum de personnes à la pratique artistique, les artistes sortent des théâtres légitimés et réalisent des animations dans les quartiers. Refusant de monter des textes d’auteurs, ils font naître la parole des habitants pour la porter ensuite sur le plateau. Cette démarche d’écoute est à la base même du projet du Nimis Groupe. De fait, les membres du collectif ont rencontré des personnes du Centre d’aide aux demandeurs d’asile de la Croix-Rouge de Bierset et ont récolté plusieurs témoignages à propos des souffrances endurées pendant le voyage, des conditions de détention actuelles et de l’attente de régulation. Ils ont également planifié six ateliers entre février 2012 et août 2013 afin d’envisager différents maillons de la chaîne politique migratoire. En janvier dernier, ils ont travaillé avec le réseau européen « Migreurop », constitué de militants et de chercheurs, dont le but est de faire connaître la généralisation de l’enfermement des étrangers dépourvus de titre de séjour. En juin prochain, les acteurs passeront une semaine avec des résidents du centre de Bierset. À partir de ces rencontres, le Nimis Groupe a la volonté de mettre sur pied un spectacle. L’héritage du théâtre-action apparaît dès lors assez clairement, dans la mesure où la création dramaturgique se nourrit des bouleversements sociaux et politiques contemporains et tente d’y apporter une série de réflexions.
Mais plus significativement encore, le travail mené par le collectif d’artistes relève de la création collective. L’expression désigne une technique permettant de concevoir une pièce de théâtre en groupe, avec ou sans l’aide d’un dramaturge. Ce processus de création rompt avec la place hégémonique du metteur en scène, jugé seul interprète du texte, et transforme l’acteur en « artiste créateur ». Les comédiens ne se soumettent pas à un texte-matrice, véhicule d’une théâtralité en particulier, mais travaillent directement à partir du plateau, de l’objet théâtral vivant et concret. De même, les sept acteurs du Nimis Groupe cherchent collectivement, sans hiérarchie apparente, à produire une œuvre théâtrale sur un sujet en particulier.
© David BotbolAinsi, pendant cinq jours, le collectif a initié une dizaine d’étudiants de l’Université de Liège à leurs méthodes propres de création collective. Dans un premier temps, les étudiants ont pris connaissance d’une série de textes différents, source d’inspiration pour le travail de plateau. Extraits de discours politiques, de récits de vie d’immigrants ou de retranscriptions d’interviews issues de documentaires, chaque texte a fait l’objet de plusieurs lectures orales et de discussions communes. Dans un second temps, il leur a été demandé d’imaginer eux-mêmes des propositions scéniques à partir non seulement des documents écrits, mais également de tout autre support apporté par les étudiants eux-mêmes. Conviés à travailler directement sur le plateau, les jeunes universitaires ont ainsi troqué leur statut habituel d’observateurs et de critiques de la pratique théâtrale pour incarner celui d’artiste, d’acteur, de créateur. D’ailleurs, chaque matinée a été consacrée à des exercices issus de la méthode du metteur en scène russe Constantin Stanislavski du début du 20e siècle, destinés à travailler la concentration du comédien. Plusieurs procédés techniques ont été enseignés, comme, par exemple, garder l’attention fixée sur la scène ou encore aiguiser le sens de l’observation. Les après-midis ont été généralement destinés à la création scénique. À partir d’une scène vide, de quelques éléments de décor comme une table ou un parapluie, une multitude d’idées dramaturgiques ont effectivement jailli de l’imagination des étudiants.
Le processus s’est également inversé pour les membres du Nimis Groupe. Ceux-ci ont choisi de ne jamais monter sur scène, mais plutôt de débriefer et d’apporter quotidiennement des conseils avisés sur les saynètes appelées à être retravaillées quotidiennement. C’est d’ailleurs une constante de toute création collective : dans la mesure où le texte, la mise en scène et le jeu s’élaborent simultanément, l’œuvre procède sans cesse par essais, erreurs et synthèses. C’est ce que Marie-France Collard et Jacques Delcuvellerie, membres du collectif « Le GroupoV », appellent le « temps de réflexion-décantation-réorientation »1 indispensable à ce type de processus.
Dès lors, le groupe Nimis se distingue des théâtres professionnels par la durée de création plus élevée – déjà plus de deux ans. Mais c’est tout à leur honneur : dans une société contemporaine caractérisée par l’individualisme, la rentabilité financière et l’accélération effrénée du rythme de vie, un tel processus de création artistique démontre qu’un autre état du monde est encore possible. Que le théâtre, en donnant la parole aux personnes qui en sont généralement privées, peut encore, à travers une mise en scène poétique et ludique, pointer du doigt les inégalités et les injustices sociales. C’est en tout cas l’idéologie du théâtre-action des années septante, que le Nimis Groupe véhicule encore à l’heure actuelle à travers leur création collective. Dans leur collaboration, qu’ils définissent eux-mêmes comme « trans-sectorielle », les disciplines se décloisonnent. Ce n’est pas en tant qu’universitaires, artistes ou immigrés en situation illégale que les différents intervenants ont pris part à la création artistique, mais bien en tant qu’êtres humains et citoyens du monde.
Gaëlle Jaspart
Septembre 2013
Gaëlle Jaspart est étudiante en 2e Master en Arts du spectacle