Où l’on reparle du Nouveau Roman

Entretien avec Danielle Bajomée 

«Tous ces écrivains pensaient leurs textes.»

Écrivant dans les années 1970 une thèse de doctorat sur le Nouveau Roman, Danielle Bajomée a eu la chance de rencontrer Jérôme Lindon qui l’a accueillie, pendant plusieurs mois, aux Éditions de Minuit et lui a permis l’accès à de nombreuses archives.

Qu’est-ce qui vous intéressait dans le Nouveau Roman ?

Ces écrivains qui sont tellement différents les unes des autres me touchaient diversement. Nathalie Sarraute a, selon moi,  rendu compte d’une véritable révolution psychologique. Marguerite Duras me fascinait, à la fois pour son engagement féministe et par son écriture très poétique et les thèmes de ses livres qui mêlaient souvent l’amour et la mort. Alain Robbe-Grillet me touchait moins, mais me semblait important par la non-linéarité de ses récits quasiment dépourvus d’intrigue. Il était, avec Michel Butor, le plus novateur en termes de mise en crise des structures romanesques.  Il y avait, chez Claude Simon,  quelque chose qui m’apparaissait n’avoir jamais été écrit en français. Quant à Samuel Becket, le grand aîné, il était pour moi d’une telle puissance que je ne savais pas précisément où le situer. Je l’ai d’ailleurs finalement abandonné dans ma thèse.

Même s’ils ne formaient pas un vrai groupe (je n’aime d’ailleurs pas tellement le terme « Nouveau Roman »), tous réinventaient néanmoins la littérature, que ce soit au niveau de la psychologie, de la structure, de la manière de définir le texte romanesque, etc. Ils pensaient leurs textes en s’inscrivant dans une continuité littéraire qui me plaisait. Par exemple, lorsque Claude Simon réinventait en partant de Faulkner ou de Proust.

C’est donc le regard porté sur l’écriture qui réunissait ces écrivains de générations différentes ?

Jérôme Lindon avait l’habitude de dire qu’ils étaient venus chez lui car, trop novateurs, ils avait été refusés ou mal défendus ailleurs. C’est, raconte-t-il, la découverte de L’Innommable de Beckett, refusé selon la légende par dix-huit éditeurs, qui l’a conduit à publier toute l’œuvre de cet écrivain. L’année 1957 est une année importante. Paru en 1939 chez Denoël, Tropismes de Sarraute est réédité chez Minuit où plusieurs auteurs publient un livre : Robbe-Grillet, La Jalousie, Claude Simon, Le Vent, ou Michel Butor, La Modification qui reçoit le prix Renaudot. C’est d’ailleurs au moment de l’attribution de ce prix qu’est créé, à l’instigation de Robbe-Grillet et de Lindon,  le terme de Nouveau Roman par Émile Henriot dans Le Monde. Je voulais montrer, dans ma thèse,  qu’il y avait derrière « l’invention d’une école » une stratégie dont Robbe-Grillet était le principal maître d’œuvre. Dans ses interviews, il veillait toujours à donner le nom des autres écrivains de Minuit pour accréditer cette idée de groupe. La plupart des textes qu’il reprendra plus tard dans Pour un Nouveau Roman ont d’ailleurs été écrits dans ces années-là. C’est aussi à cette époque que Barthes écrit ses Mythologies dans L’Express. Et peu après, en 1960, se crée le groupe Tel Quel qui s’inscrit dans la lignée du Nouveau Roman, même si ses membres sont beaucoup plus radicaux.

alainIl y a eu aussi, me semble-t-il, un rapprochement chez beaucoup de lecteurs et d’intellectuels entre ces écrivains et l’engagement de Minuit contre la guerre d’Algérie (avec des publications diverses dont La Question d’Henri Alleg, ce qui vaudra à Minuit d’être plastiqué par l’OAS.)  On a pu avoir l’impression que cette maison d’édition était à la fois un lieu intellectuel effervescent (Minuit publiait aussi une collection de sciences humaines, « Arguments » où sont édités Marcuse et Morin, ainsi que la revue Critique, etc.) et un vivier politique. Et l’on a imaginé que la littérature promue par Lindon participait de cet engagement politique très fort. C’est une méprise, car la plupart des textes du Nouveau Roman sont apolitiques, même si leurs auteurs ne le sont pas ; mais c’est une méprise qui a servi ce pseudo-mouvement.  

Dans Pour un Nouveau Roman, Alain Robbe-Grillet s’en prend surtout à Balzac. Dans Alain, Catherine Robbe-Grillet raconte d’ailleurs que leur bibliothèque ne contenait pas un seul roman de Balzac, « sa bête noire, sa tête de Turc, son ennemi favori », écrit-elle. Les sorties de Robbe-Grillet sont évidemment outrancières et caricaturales. Il n’ignore pas qu’après Balzac, il y a eu beaucoup d’autres manières de conduire un récit. Mais, pour R.G., Balzac représente un moment important de l’histoire littéraire. Je crois que ce qu’il a voulu dire, comme le fait aussi Sarraute dans L’Ère du soupçon, c’est qu’un monde nouveau demande des formes nouvelles. Qu’un livre ne se réduit à son intrigue. Qu’il faut casser le discours tout fait, le prêt-à-porter de l’écriture. Exercer un esprit critique aigu par des pratiques d’écriture non encore explorées.

Michel Paquot
Août 2013

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Michel Paquot est journaliste indépendant.

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Danielle Bajomée a enseigné la littérature française des 19e et 20e siècles à l'ULg. Elle s'est spécialisée dans l'étude des textes littéraires d'après 1945.

 


 

Catherine Robbe-Grillet, Alain, postface d’Emmanuelle Lambert. Fayard, 238 p., 19 €.
Alain et Catherine Robbe-Grillet, Correspondance 1951-1990, présentation et notes d’Emmanuelle Lambert. Fayard, 694 p., 35 €.
Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, Minuit, coll. Double, 176 p., 8 €
Marguerite Duras, La Passion suspendue, Seuil, 187 p., 17 €

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