Où l’on reparle du Nouveau Roman

Cinq ans après sa disparition, Alain Robbe-Grillet est à nouveau d’actualité grâce, d’une part, à la publication de sa correspondance avec sa femme Catherine, qui en profite pour lui consacrer un livre sous la forme d’un abécédaire, et, d’autre part, à la réédition de son livre-manifeste, Pour un Nouveau Roman. Au même moment, paraît La passion suspendue, une longue interview de Marguerite Duras réalisée par une journaliste italienne dans les années 1980, et,  pour la première fois,  publiée en français.

Plus d’un demi-siècle après l’apparition du terme sous la plume du journaliste du Monde Émile Henriot, que reste-t-il du Nouveau Roman ? Une bonne demi-douzaine d’écrivains de grand talent – Robbe-Grillet, Sarraute, Simon, Pinget, Butor, Duras, Beckett, Ollier – plus ou moins rattachés à ce qui n’était pas une école, ni même un mouvement mais un assemblage finalement assez hétéroclite d’auteurs interrogeant l’écriture et la possibilité de faire encore de la littérature dite balzacienne, remettant en cause le personnage et la psychologie, la structure du récit et l’intrigue, bref le roman lui-même. Il reste aussi, et ce n’est pas rien, des dizaines de romanciers apparus ensuite sous la couverture blanche des Éditions de Minuit, havre du Nouveau Roman,  même si certains de ses tenants n’y sont pas restés (migrant principalement chez Gallimard). De Jean Echenoz ou Tony Duvert à Yves Ravey ou Tanguy Viel, en passant par Jean-Philippe Toussaint,  Marie Ndiaye, Eugène Savitzkaya, Éric Chevillard, Christian Oster, Christian Gailly, Hervé Guibert, Hélène Lenoir ou Laurent Mauvignier, tous sont, d’une manière ou d’une autre, redevables à ces aînés.

pourunnouveauromanPour un Nouveau Roman, paru en 1963 et réédité par Minuit dans sa collection de poche Double, réunit plusieurs articles publiés par Alain Robbe-Grillet dans la presse après 1955. S’efforçant de clarifier sa démarche, l’auteur des Gommes et du Voyeur revient notamment sur la prétendue « objectivité » du Nouveau Roman, alors que, selon lui, celui-ci « ne vise qu’à une subjectivé totale ». Les descriptions qui émaillent ses livres, contrairement à ce que fait Balzac, par exemple, ne constituent pas le décor dans lequel se meuvent les personnages, mais font intégralement partie de l’écriture elle-même : sans elles, il n’y a plus de livre. Il parle à ce sujet d’un « nouveau réalisme », d’une « écriture réaliste d’un genre nouveau » loin de toute analyse psychologique ou du naturalisme véhiculés par le roman traditionnel.

Alain Robbe-Grillet revient aussi dans l’actualité grâce à deux ouvrages, Alain écrit par sa femme Catherine, qui signait ses livres Jeanne De Berg (L’Image, Cérémonies de femmes, Le petit carnet perdu), et la correspondance du couple. Alain est un abécédaire qui invite le lecteur à entrer dans l’intimité des époux et ainsi découvrir à la fois la liberté qu’ils s’étaient mutuellement accordée – Alain a entretenu une liaison avec Catherine Jourdan, l’actrice de son film L’Eden et après, qui fut sa « seule maîtresse » – et leur cérémonial privé. Très privé même, comme en témoigne le Contrat de prostitution conjugale élaboré par l’écrivain et énumérant les « droits spéciaux du mari sur sa jeune épouse, lors de séances particulières, rétribuées en espèces, pendant lesquelles la jeune femme subira des mauvais traitements », etc., mais que « la jeune épouse » refusa de parapher. Les autres entrées sont souvent très anecdotiques, révélant qu’Alain préfère le bain à la douche (et qu’il ne ferme pas la porte de la salle de bain à clé), qu’il déteste les chiens (que pourtant il attire), que ses cactées ont été attaquées par des cochenilles, que son « parler franc, voire abrupt » est mal reçu lors des réceptions auxquelles il se rend avec sa femme, qu’il ne buvait jamais d‘eau et qu’il écrivait au stylo Parker à pompe. Ou encore qu’à la demande de Pierre Rosenberg, il a accepté de devenir Académicien français pour autant qu’il ne fasse pas campagne ni n’endosse l’habit vert (il ne fut en effet jamais reçu, c’est son successeur, François Weyergans qui occupera le siège de Maurice Rheims qui lui était dévolu), qu’avec sa femme, ils ont beaucoup pratiqué les « écrits volants » dont quelques-uns, concernant leur vie quotidienne, sont reproduits et qu’Alain conservait au sous-sol les pots de yaourt et de fromage blanc, ainsi que les bouteilles de jus de fruit « dans la perspective d’une réutilisation éventuelle », etc.

Emmanuelle Lambert, qui, comme elle l’a raconté dans Mon grand écrivain (Les Impressions Nouvelles), a travaillé sept ans avec Alain Robbe-Grillet à l’IMEC (Institut Mémoires de l’Édition contemporaine) où sont conservées ses archives, publie également la correspondance échangée entre les époux de 1951 à 1990. Il y est davantage question de ce qui fait la vie d’un couple que de littérature. Même si de temps en temps, le « pape du Nouveau Roman » parle de son travail. Notamment en 1959 lorsque, non sans humour, il pense pouvoir publier Dans le labyrinthe à la rentrée et avoir le Goncourt, « bien entendu », « pour faire blêmir Nathalie |Sarraute], uniquement ». Ou lorsque l’année précédente, il se réjouit, avec son éditeur Jérôme Lindon, qu’on « ne parle plus que de ça dans les milieux littéraires », à avoir « L’École du regard » qui qualifiait aussi le Nouveau Roman.

Quant aux entretiens de Marguerite Duras réalisés entre 1987 et 1989 par la journaliste italienne Léopoldina Pallotta della Torre, et pour la première fois publiés en français sous le titre La Passion suspendue, ils permettent de retrouver telle quelle celle qui, en plus d’être un immense écrivain, fut véritablement un personnage. Construits de manière thématique, ces entretiens abordent son enfance, ses débuts à Paris, l’écriture, la critique, le cinéma, le théâtre, la passion, etc. On peut notamment y lire des réflexions et phrases définitives, typiquement durassiennes. À la question de savoir ce qu’elle pense de Tournier, Sollers, Leiris ou Butor, celle qui se dit « obsédée par l’idée que mes livres ne plaisent pas » répond : « Qui les lit ? Je les soupçonne d’être ennuyeux. » « Ils sont envieux », ajoute-t-elle, avant de conclure : « Aucun d’entre eux en tout cas n’écrira jamais un livre comme Le Ravissement de Lol V. Stein. »

La tâche de la littérature, dit-elle aussi, est de « représenter l’interdit. De dire ce que l’on ne dit pas normalement. La littérature doit être scandaleuse. » « Pendant longtemps, poursuit-elle, j’ai cru qu’écrire était un travail. Maintenant, je suis convaincue qu’il s’agit d’un événement intérieur, d’un « non-travail » que l’on atteint avant tout en faisant le vide en soi, et en laissant filtrer ce qui en nous est déjà évident. » Et elle qui reconnait qu’il y a eu un avant et un après Moderato cantabile, estime qu’avoir reçu le Goncourt pour L’Amant en 1984, « simplement parce qu’il n’y avait aucune raison valable de ne pas me le donner », est « un fait politique ».


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