Voir vs ressentir : l'immersion et le spectaculaire
Le second argument de taille avancé par les réalisateurs de documentaires pour expliquer leur passage à la 3D est sa capacité à faire « ressentir » la réalité au spectateur, là où le cinéma documentaire classique se contenterait de la montrer. Ceci permettrait au spectateur de développer une empathie avec le sujet filmé et, ainsi, de mieux en saisir la réalité. Pour atteindre cet objectif, il y a deux grandes tendances : l'une est immersive, l'autre est spectaculaire.
La première joue souvent sur une profondeur de champ travaillée avec finesse et prétend emmener le spectateur sur le lieu de l'action. « La 3D est très utile pour nous emmener quelque part où on ne va pas habituellement. C'est pour ça qu'il y a tant de documentaires sur les villes touristiques, ou sur le monde musical auquel on a alors un accès backstage », explique par exemple Michael Caranicolas (Cow Prod, société de production française spécialisée dans la 3D).
Mais, là aussi, il faut nuancer, précise Jérémy Hamers : « D'abord il faut préciser que même si on a l'impression d'être immergé, on ne l'est évidemment jamais vraiment. L'espace du film et l'espace du spectateur ne se mélangent jamais. Cela est vrai pour toute représentation cinématographique. Mais, corollairement, le problème de la 3D, c'est qu'elle risque de rendre le dispositif cinématographique visible. L'espace du film et l'espace du spectateur, bien distincts dans le cas d'une projection en 2D au cours de laquelle le spectateur est amené à oublier le second au profit du premier, peuvent entrer en conflit dans le cas de la 3D, précisément parce que le dispositif tente de rompre la frontière entre les deux ». La recette peut cependant faire illusion lorsque l'espace du film n'entre pas trop abruptement en conflit avec celui du spectateur. Ceci explique par exemple le succès de Pina, de Wim Wenders, qui, en plus de présenter un espace-temps proche de celui du spectateur, lui laisse la possibilité d'envisager les images à l'écran comme s'il regardait une scène de théâtre. Certains projets présentés lors du 3D Film Mart tentent, par contre, le défi des espaces conflictuels. C'est le cas d'Overlord, Normandie 1944, de Pascal Vuong, qui va tenter de plonger ses spectateurs près de 70 ans en arrière. Il faudra attendre sa sortie en 2014 pour juger de sa capacité immersive.
Si le spectateur ne se sent pas immergé, le film ne sera pas un échec pour autant. Il pourra jouer sur une autre corde bien connue de l'histoire du cinéma : l'aspect spectaculaire, déjà présent dans les vues documentaires. C'est par exemple une technique utilisée par l'Aubelois Ben Stassen lorsque, dans son film African Safari 3D, il inclut des plans où les défenses d'un éléphant surgissent tellement de l'écran qu'elles semblent frôler les joues des spectateurs. Ici encore, ceux-ci ne sont pas « dans » le film mais ils sont probablement impressionnés et se rendent peut-être mieux compte de la proximité que les reporters ont vécue avec les éléphants.
Le contournement des retards techniques par les réalisateurs
Alors que les réalisateurs de films de fiction semblent satisfaits de l'évolution de la technique, ceux de documentaires ont plutôt tendance à subir ses retards. Lorsque Ben Stassen revient sur le tournage d'African Safari 3D, il confie ainsi : « Je ne me suis pas amusé. La technique n'est pas du tout au point pour ce genre de projet. D'ailleurs mon directeur photo n'arrêtait pas de dire qu'African Safari 3D était un projet scientifique, tellement la technique était dure à gérer ». Dans son cas, c'était surtout la fragilité du matériel et son manque de flexibilité qui étaient à déplorer. À ces deux critiques – récurrentes chez les réalisateurs de documentaires –, il faut encore ajouter que les caméras professionnelles restent très encombrantes et demandent parfois la présence de plusieurs opérateurs. Cela peut être particulièrement contre-productif dans le cadre d'un projet documentaire : « Quand on mettait plusieurs personnes derrière la caméra, les gens qu'on interviewait commençaient à se mettre en scène, à perdre leur naturel. Avec des petites go pro et donc un seul opérateur ça allait, mais alors on ne pouvait prendre que des images avec peu de mouvements, la caméra ne les gérait pas » , explique Tomas Erhart, stéréographe du projet Wacken 3D, Louder than hell, qui parlera d'un festival allemand de musique métal.
Cette liste d'obstacles techniques à la réalisation de documentaires 3D ne semble pas arrêter les réalisateurs. Tous ont leur solution. Pour Ben Stassen, elle est dans le budget : « On me demande souvent comment j'ai fait. Eh bien... la réponse, c'est l'argent ! Normalement, les documentaires animaliers vont rarement au dessus d'un budget de cinq millions d'euros. Ici j'en avais dix ». Grâce à ce financement, le réalisateur a pu partir en tournage avec deux camions, une équipe constante de seize personnes, des hélicoptères et 24 caméras. Pour d'autres, la solution est le bricolage, c'est le cas de l'équipe de Louder than hell, qui prévoit de construire ses propres caméras 3D pour retourner à la rencontre des fans de métal en espérant que, cette fois, ils seront plus naturels. Pour les derniers, enfin, la solution est de faire des concessions : « à un moment soit tu adaptes les outils à ce que tu veux faire, en bricolant ou avec un gros budget, soit tu adaptes ce que tu fais à tes outils. Nous, par exemple, pour le projet Calcio Storico, on n'aura que 300 000€, donc on a abandonné l'idée de filmer pour le cinéma. Ceux qui n'ont accès qu'à de petites caméras ne peuvent pas filmer tout ce qu'ils veulent, il y a plus de contraintes ». Si les différents obstacles techniques évoqués n'arrêtent pas les réalisateurs de films et de séries documentaires de faire de la 3D, c'est parce qu' ils sont emballés par tous les avantages évoqués précédemment.
L'espoir d'un réalisme intrinsèquement lié à l'usage de la technologie 3D les fait rêver, la capacité d'entretenir une relation de contact entre le spectateur et le film – qui ne serait plus regardé mais vécu – les enthousiasme. Le cas du documentaire est exemplaire parce qu'il soulève très rapidement les thèmes les plus fréquemment abordés par les promoteurs de l'imagerie en relief, quels que soient leurs domaines de prédilection. Ces thèmes, ce sont donc ceux du réalisme et de l'amélioration de l'expérience du spectateur vers plus de « ressenti ».
Mais les réflexions que nous venons de développer poussent à la prudence. Alors que, d'année en année, les spécialistes du cinéma 3D affirment de plus en plus que « ça y est, on commence vraiment à maîtriser les tenants et aboutissants de cette technologie », il semble que de nombreuses questions restent encore à poser. Les diverses critiques à l'engouement des réalisateurs que nous avons évoquées ne rejettent d'ailleurs pas l'utilisation de la 3D mais la questionnent, poussent à une utilisation réfléchie plutôt que systématique de celle-ci. En cette période où la 3D doit encore convaincre beaucoup de spectateurs perplexes, il semble important de ne pas céder aux simplismes et, au contraire, d'oser expérimenter. Plutôt qu'une prolongation de la 2D, la 3D pourrait peut-être même être à l'origine d'une nouvelle esthétique cinématographique. Ce ne serait pas la première fois que le cinéma se réinventerait sous l'impulsion d'une avancée technologique. Il ne serait en tout cas pas surprenant que cela démarre par les films documentaires.
Mélodie Mertz
Juillet 2013
Mélodie Mertz est journaliste indépendante
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