Les 19e et 20e siècles
Une série de facteurs va considérablement modifier notre alimentation au cours des19e et 20e siècles. Les révolutions agricole, industrielle et des transports répondent à l’immense défi de l’essor démographique. On commence par augmenter la production des céréales et des pommes de terre. Ensuite, on fait littéralement exploser la consommation des protéines animales et des lipides. Dans la deuxième moitié du 19e siècle, le peuple a de plus en plus largement accès à la viande bon marché venue d’Amérique et d’Océanie, ainsi qu’aux graisses tropicales, huile d’arachide et huile de palme en tête. D’ailleurs, au début du 20e siècle, l’invention de la margarine végétale à l’huile de palme est à la base de l’immense multinationale Unilever.

Sunlight

Le savonnier Lever Brothers, fondateur du Sunlight, est à l’origine du trust de la margarine Unilever. Les industries du savon et de la margarine utilisent toutes les deux des graisses végétales.

Les laitages, les fruits et les légumes frais, prennent également plus d’importance, selon les principes de la diététique moderne qui supplante définitivement notre bonne vieille diététique humorale d’Hippocrate et de Galien. La conserve, due au français Nicolas Appert aux environs de 1800, ainsi que le transport frigorifique, dû à un autre français, Charles Tellier, dans les années 1870, permettent de nous approvisionner en permanence en viande, en fruits et en légumes. L’appertisation sera directement utilisée par les armées de Napoléon, mais verra son exploitation la plus aboutie quelques dizaines d’années plus tard aux États-Unis, avec le développement des sociétés Campbell, Heinz et Borden. En outre, grâce à l’amélioration des moyens de transport, les très luxueux agrumes, bananes et ananas deviennent des produits de consommation courante. Le commerce de la banane est d’ailleurs à l’origine de l’immense multinationale américaine United Fruit, rebaptisée Chiquita en 1989.

Les mangeurs de pommes de terre.La pomme de terre et la tomate, deux apports du nouveau monde, triomphent enfin dans l’alimentation humaine. Du 16e au 18e siècle, elles n’ont suscité que méfiance et hostilité de la part de la population et des autorités. Par exemple, on soupçonne la pomme de terre de répandre la lèpre, ce qui provoque son interdiction dans certaines communes françaises au 18e siècle. Mais à partir du début du 19e siècle, notamment grâce aux efforts d’Antoine Parmentier, elle entre enfin dans les livres de cuisine avant de conquérir le monde entier. La tomate, quant à elle, bénéficie de l’invention de la conserve pour devenir un fond de sauce universel.

Vincent Van Gogh, Les mangeurs de pomme de terre, 1885. La pomme de terre demeure une alimentation populaire au 19e siècle.

L’industrie agro-alimentaire ne se contente pas d’améliorer le rendement des produits traditionnels. Elle innove en créant le lait condensé et le lait en poudre, breveté par l’allemand Henry Nestlé en 1867, qui est lui aussi à l’origine d’une gigantesque multinationale.

Ainsi, grâce à ces innovations industrielles, on passe de la fin du 18e siècle à 1960, d’une moyenne quotidienne de 1.700 calories par individu, ce qui est insuffisant, à une moyenne de 3.000, ce qui est au-dessus du niveau souhaitable.

Antonin CarêmeGastronomiquement parlant, le 19e siècle consacre le triomphe de l’immense chef cuisinier et pâtissier Antonin Carême. Ce dernier se met au service de Talleyrand, du Prince régent – le futur Georges IV –, du tsar Alexandre 1er, de l’empereur d’Autriche François 1er, et enfin du baron James de Rothschild, ce qui lui vaudra le surnom de « roi des cuisiniers et cuisinier des rois ». Carême est connu pour la sophistication de ses présentations, constituées entre autre de socles en saindoux inspirés de modèles architecturaux antiques et destinés à recevoir les pièces de viande ou de poisson. Ce modèle volera en éclat à la Belle Époque avec la génération d’Auguste Escoffier, le fondateur des cuisines des palaces fondés par César Ritz. Escoffier rejette le service à la française consistant à amener les plats au centre de la table, selon un plan géométrique savamment étudié, pour adopter définitivement le service à la russe, consistant à dresser les assiettes individuelles en cuisine avant de les apporter aux convives.


La sophistication des présentations d’Antonin Carême sera rejetée par la génération d’Auguste Escoffier.

Eugénie BrazierCette volonté de simplifier la cuisine se retrouve dans un tout nouveau courant, celui de la cuisine des terroirs. Ce courant, qui prend racine dans le folklorisme du 19e siècle, s’affirme réellement au début du 20e siècle. Son défenseur le plus célèbre est le fameux chroniqueur gastronomique Curnonsky. Il réagit face à une cuisine de plus en plus cosmopolite et chimique, en défendant la diversité, la simplicité et les saveurs régionales, loin de la sophistication parisienne. Dans ce courant, les mères lyonnaises se taillent une réputation internationale. La mère Brazier, qui voit défiler chez elle Marlène Dietrich ou Charles de Gaulle, accueille un jeune apprenti du nom de… Paul Bocuse qui, avec Michel Guérard, les frères Troisgros et Roger Vergé, sera à l’origine de la Nouvelle Cuisine des années 1970. On rejette la complexité injustifiée, les marinades, les plats préfabriqués et les sauces liées. On promeut le goût du produit, le peu cuit, les inspirations régionales, la diététique et les nouvelles techniques, ce qui prend aujourd’hui un sens tout particulier...

Eugénie Brazier, papesse de la cuisine régionale et inspiratrice de Paul Bocuse

Le peu cuit, la simplicité, le respect du goût des produits, n’était-ce pas là les principales revendications d’Archéstrate, notre poète grec du 4e siècle avant J.-C., en réaction aux sophistications culinaires de ses contemporains ? Eh oui, l’idéal de simplicité n’a guère changé depuis des millénaires et continuera probablement à inspirer notre cuisine pour longtemps encore…

Pierre Leclercq
Juin 2013

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Pierre Leclercq est historien de la gastronomie, collaborateur de l'ULg. Ses recherches doctorales portent sur la gastronomie au temps de Lancelot de Casteau. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.