Mauvignier : Réminiscence des non-dits

Laurent Mauvignier,  Des Hommes

MAUVIGNIER

Nerveux, saisissant, bouleversant, interpellant, ravageur. Les adjectifs ne manquent pas pour décrire le dernier roman de Laurent Mauvignier, Des Hommes, paru en août dernier aux éditions Minuit. Depuis son tout premier texte Loin d'eux (1999), Mauvignier nous a séduits avec ses longues phrases vertigineuses et haletantes, qui donnent à l'œuvre toute sa singularité. Qu'il s'agisse d'une famille détruite à la suite du suicide de leur fils, du drame du Heysel, ou, comme ici, des événements d'Algérie, les romans de Laurent Mauvignier ne s'intéressent pas tant à l'Histoire, qu'aux hommes qui y prennent part.

Divisé en quatre actes de longueur inégale - « Après-midi », « Soirée », « Nuit » et « Matin »─ Des Hommes se déroule en moins de 24 heures, comme une tragédie grecque. Car c'est bien de tragédie qu'il est question ici : celle que vivent encore ces hommes qui ont participé - volontairement ou non -  « aux événements d'Algérie », qui ont tué et massacré des familles entières, quarante ans plus tôt.

Photo © Hélène Bamberger

Le roman s'ouvre par la description lente et précise d'un homme, Bernard, surnommé Feu-de-Bois.

(...) Aujourd'hui, on dira qu'il ne sentait pas trop mauvais. On n'ironisera pas sur le fait qu'il viendra manger à l'œil et que pour une fois il n'aura pas à faire semblant d'arriver à l'improviste. On l'appellera Feu-de-Bois comme depuis des années, et certains se souviendront qu'il a un vrai prénom sous la crasse et l'odeur de vin, sous la négligence de ses soixante-trois ans.

Ce « on » collectif, qui décrit - et déjà rejette - le personnage principal en ce début de texte, se concrétise physiquement dans la salle de fête d'un village français où frères, sœurs, cousins, cousines, amis et amies sont présents pour les soixante ans de Solange, la sœur de Feu-de-Bois. Tous s'étonnent de la présence de Bernard, qui n'est plus à leurs yeux et depuis longtemps, que ce clochard, à moitié fou qui vit aux crochets des siens et dont l'odeur rance (celle du feu de bois) lui a enlevé toute identité. Quand Bernard offre à sa sœur une broche en or, les questions fusent, avec les soupçons de vol et jugements des autres. Feu-de-Bois s'enfuit alors et agresse, pour se venger, une famille d'Algériens du village.

Après ces deux premières parties, qui constituent les premières heures du roman, vient « La Nuit », celle qui sépare l'agression de l'après-midi et la descente des gendarmes chez Bernard en début de matinée. Mais c'est aussi, métaphoriquement, l'Algérie, cette guerre qui, comme une bombe, éclate dans ce roman et le bouleverse.

Pendant une quarantaine de pages, la narration change. Jusque là, Rabut, le cousin de Bernard, racontait les faits, à la première personne. Soudain, il disparaît,  pour laisser place à un narrateur omniscient. Nous sommes plongés quarante ans plus tôt, à Oran, en pleine guerre d'Algérie, au cœur du conflit : « Les soldats envahissent le village et courent en criant, ils crient pour se donner du courage, pour faire peur, comme des râles, des souffles (...) ». Dans ces quelques pages, les points de vue alternent, les personnages (Rabut, Bernard, Février, et les autres), soldats sur cette terre inconnue se croisent, se parlent, se taisent. Surtout se taisent. Car, depuis ses premiers textes, Laurent Mauvignier, plus que quiconque, a décrit autant le silence que la parole, l'absence autant que la présence. Postulant même que « le propre du roman est de souligner le non-dit, comme on souligne un corps invisible ». Cette incursion au cœur de la guerre bouscule le roman... et le lecteur. Les visages ont changé, et la première action du roman, qui jusque là paraissait presque anecdotique, prend un tout autre sens. On serait en droit de se demander, comme Rabut le fait bien à la dernière ligne du texte, « si l'on peut commencer à vivre quand on sait que c'est trop tard ». Et c'est là sans doute, tout le talent de Mauvignier que de laisser entendre que rien n'est jamais donné tel quel.

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Des Hommes est un texte où la narration entremêle - entrechoque - le discours et le récit, le monologue et la parole. La temporalité est détournée là où le futur n'a de cesse de scruter son passé. Et les phrases, volontairement longues et répétitives, donnent corps à la résurgence de souvenirs. Roman polyphonique donc où prédomine un non-dit pesant, Des Hommes est aussi un roman qui dit la douleur, comme l'indique l'épigraphe, tirée d'un texte de Jean Genet : « Je me demande  où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l'on attente à son orgueil, quand on le blesse (...) ». Douleur de ceux qui sont partis se battre sur une terre hostile. Douleur de ceux qui ont perdu des proches dans le conflit. Douleur enfin, de ceux qui sont revenus, mais qui se sont tus.

Avec ce septième roman, son meilleur sans aucun doute, Laurent Mauvignier a trouvé sa place dans la littérature française. Tournant le dos à toute une génération d'écrivains qui voyaient dans le roman « un laboratoire pour des expérimentations langagières » ou ceux qui, plus jeunes, pensent qu'écrire c'est faire scandale, la prose de Mauvignier renoue avec le romanesque réaliste et l'analyse psychologique. S'intéressant essentiellement à décrire des personnages en situation, Mauvignier, depuis Loin d'eux jusqu'à Des Hommes  scrute les sentiments et les émotions de ses personnages et analyse avec finesse et précision les sévices du passé.

Sans doute un des meilleurs romans de la rentrée littéraire 2009, Des hommes est en tout cas un des plus bouleversants. Des Hommes est un roman poignant. Et Laurent Mauvignier, un « grand » écrivain.

Primaëlle Vertenoeil
Décembre 2009

crayon

Primaëlle Vertenoeil est étudiante en 2e master Langues et littératures françaises et romanes.