Ruban blanc, âme noire

Le projet de Michael Haneke traînait dans ses tiroirs depuis une dizaine d'années.  Après la sortie de Funny Games US, le réalisateur trouve un producteur (Les Films du Losange) pour la réalisation d'un film austère et sans vedette.  Le ruban blanc remporte la Palme d'Or, plongeant le spectateur dans son propre rapport au bien et au mal en le laissant seul juge.

Vision du monde, vision du cinéma

L'histoire se passe à la veille de la première guerre mondiale, en juillet 1913, dans le petit village protestant allemand d'Eichwald.  Au sein de ce microcosme rural, la stratification entre classes paysannes et notables fait autorité ; les rapports sociaux et familiaux sont conflictuels ; la misogynie est répandue et l'éducation violente.  Ce n'est pas tout  : les parents mis en scène par Haneke croient dur comme fer à la nécessité de transmettre à leurs enfants leur propre vision du monde, qu'ils pensent fondée et juste.  Rien ne compte plus, pour le bien de leur progéniture, que les notions de pureté qu'ils tentent de leur inculquer ; le moindre petit écart de conduite de ces têtes blondes donne systématiquement lieu à des coups de fouet et à l'obligation du port d'un ruban blanc autour du bras ou dans les cheveux.  Convaincus de la véracité et de la bonté de leurs actes dans leur quête perpétuelle du bien, alliant force et sévérité, les « grands » du Ruban blanc ne font pourtant qu'offrir, aux jeunes enfants, une connaissance parfaite et profonde du Mal.  D'abord à l'œuvre dans la sphère privée, ce système d'éducation rigoureux ne tarde pas à envahir également le reste de la société, la contaminant sournoisement.

Pour servir ses propos d'un point de vue esthétique, le réalisateur prend le parti d'un cinéma particulièrement épuré : mise en scène austère, extrême lenteur, choix du noir et blanc et silences pesants.  Remontant presque aux origines de la violence, le film ne montre pas, pour autant, de brutalité à l'écran.  Le spectateur est constamment relégué derrière une porte durant les moments de punition et les attouchements incestueux entre un père et sa fille ne sont jamais explicitement illustrés.  Haneke préfère suggérer en se servant, notamment, du hors-champs, ce qui rend son film autrement plus heurtant et dérangeant.  De manière encore plus significative, cet aspect de l'œuvre oblige le public, volontairement écarté de ces scènes violentes, à se positionner seul face à l'instance cinématographique.

Pureté des idées, pureté du cinéma : à la lenteur du film s'ajoute une absence presque totale de mouvements de caméra, donnant à voir de longs plans fixes et parfois des plans séquences, très sobres, plongés dans un silence angoissant.  Même le générique exclut toute musique ; les seules mélodies du film sont jouées par la baronne au piano ou entendues lors du bal en plein air.

le ruban blanc

Vers les racines du nazisme

Et si la Palme d'Or du 62e festival de Cannes était, en réalité, le récit des débuts du nazisme ?

En effet, Le ruban blanc se déroule en Allemagne, en 1913, à l'aube de l'attentat de Sarajevo, dans un contexte plus qu'austère, laissant forcément penser aux spectateurs que les enfants de l'histoire ne seront autres que les futurs électeurs du Führer en 1932 et, par leur éducation privative et punitive, les disciples potentiels du National Socialisme.

Néanmoins, rien de tout cela n'est évoqué dans le film, pas même par la voix-off de l'instituteur nous racontant ses jeunes années ; le réalisateur nous laisse libres de choisir notre propre interprétation du film, d'imaginer le destin des personnages, mais aussi et avant tout, la fin du récit.  Alors, bien sûr, Michael Haneke dévoile au public une génération pleinement capable, par l'inspiration des anciens, de devenir destructrice au point de troquer son ruban blanc contre un brassard nazi.  Pourtant, malgré le sadisme et la noirceur de bon nombre de scènes, le film laisse échapper, par moments, quelques lueurs de sensibilité, rendant peut-être encore le contexte davantage violent  : tout d'abord, l'histoire d'amour entre l'instituteur et la « nounou » des enfants de la Baronne mais, encore plus largement, l'acte gratuit et spontané d'un petit garçon offrant un oiseau à son « Herr Vater ».

Prémisses du nazisme ou simples illustrations des dégâts engendrés par une éducation répressive ?  À nouveau, c'est uniquement au spectateur à se positionner.

Recul dans le temps, distance dans l'image

Le ruban blanc n'est pas tiré d'un livre ; c'est un « scénario original avec une forme romanesque »1.  Cette façon de travailler offre au réalisateur la possibilité de placer son histoire à distance, par l'intermédiaire, notamment, d'un narrateur.  À la croisée entre villageois et extérieur, entre enfants et adultes, ce personnage (l'instituteur) observe, reçoit des informations précieuses, communique avec les uns et les autres ; bref, il occupe une position privilégiée.  Par l'utilisation d'une voix-off, il raconte, a posteriori, le récit d'un village où tous les habitants se sont vus dans l'obligation de sonder leur conscience, suite à une longue série d'événements tragiques et pour le moins traumatisants.  Le ruban blanc fait reculer son spectateur dans le temps, le replonge dans les anciennes photographies d'avant-guerre, mais l'invite également, au travers du personnage-narrateur, à dissocier du film.  Cette œuvre, en effet, n'est pas à confondre avec l'Histoire ; par l'incertitude qu'elle installe d'emblée, il s'agit d'adopter, face à elle, une distance critique.  « J'ignore si ce que je veux vous raconter est totalement véridique.  J'en connais une partie seulement par ouï-dire ».

L'histoire de Michael Haneke captive.  Posant le problème, à la fois social, moral et historique, des horreurs passées, mais aussi futures, elle dérange, fascine et contraint le public à rester attentif durant 2 heures 20.  Pourtant, Le ruban blanc n'offre aucune réponse, aucun élément permettant de conclure le chapitre que constitue le récit, terrible mais élégant, des origines du Mal.  Pas de « récompense » pour le spectateur, abandonné, par le générique final noir et lourd de silence, à son interprétation et son ressenti.

  Floriane Nyssen
Novembre 2009

crayon
Floriane Nyssen est étudiante en 3e bachelier Information et communication, option Arts du spectacle.

 


 

1 http://www.dailymotion.com/video/x9kehz_interview-de-michael-haneke-realisa_shortfilms