
Depuis bientôt 25 ans, Anthony Braxton a enseigné au Mills College et est actuellement porfesseur à la Wesleyan University, Middletown, Connecticut. Il y trouve des conditions intéressantes pour son travail de composition, fondé sur une recherche constante, et y enseigne sa méthode de composition originale.
Comment êtes-vous devenu enseignant dans une université, alors que vous avez commencé votre carrière comme musicien ?
Au début, je voulais faire ma musique, et rien d'autre. Je voulais me battre pour ma musique, et en assumer les conséquences, notamment financières. Plus tard, je me suis marié, nous avons eu trois enfants ; c'est à ce moment-là que les choses ont commencé à changer. Une chose est de se battre pour soi-même et de se contenter d'un hamburger et de riz brun, une autre de l'imposer à ses enfants et à son épouse.
J'ai toujours été intéressé par l'enseignement et la direction d'ateliers. Mais je n'avais pas vraiment envisagé d'entrer à l'université. J'avais reçu plusieurs offres, mais j'avais toujours répondu « non, non, non ! » Mais quand j'ai atteint la quarantaine, subvenir aux besoins de ma famille était devenu un vrai problème. David Rosenboom m'a un jour télégraphié : « Venez vous joindre à la faculté au Mills College. » C'était un vrai cadeau du ciel, car j'étais au bout de mes possibilités. Quand le monde du jazz a découvert ce qu'était réellement ma musique, sa réaction a été : « Oh mon Dieu, non ! » Ce n'était pas assez noir, pas assez jazz, pas assez classique. Le Mills College a alors été ma planche de salut. Tout à coup, je pouvais protéger ma famille et continuer à travailler dans le monde de la musique.
L'enseignement universitaire, comme vous le savez, nécessite toute votre énergie, si vous voulez le faire correctement. Mais il y a des vacances en été et en hiver, il y a plus de flexibilité. De plus, je me suis toujours senti « étudiant professionnel » dans le domaine de la musique. Accepter d'enseigner à l'université a donc d'abord été un choix pragmatique. Par après, je me suis rendu compte que c'était passionnant de travailler avec des jeunes gens et jeunes femmes. À l'université, il y a d'excellents étudiants. C'est très intéressant de travailler avec eux, cela vaut la peine d'y mettre toute son énergie et beaucoup de mon temps. Je dois donc me démener pour faire avancer mon œuvre personnelle, en parallèle avec mon travail académique, mais en fin de compte, j'étais intéressé par tout cela.
L'enseignement a-t-il apporté quelque chose à votre propre musique ?
Depuis toujours, je conçois mon travail d'une manière 1) flexible, 2) scientifique, 3) intégrée et organique. Ainsi, lorsque je suis entré dans le monde académique, il était tout naturel pour moi d'enseigner également une partie de cette méthode, spécialement aux étudiants qui s'intéressent à la composition. L'année prochaine, il y aura 25 ans que je suis dans le monde académique, et durant ce temps j'ai essayé de développer mes modèles, non seulement mes compositions, mais les modèles sur lesquels elles sont fondées. Car je pense que nous vivons à une époque très importante, le monde change et je veux prendre part à ce changement dans mon domaine. Mais je suis un homme de recherche et de développement. J'ai besoin de recherche constante. Et le monde académique est adapté à cela.
Et maintenant, j'ai 64 ans : je ne peux pas le croire ! Je n'avais jamais pensé dépasser la trentaine. J'ai eu une vraie vie, bien remplie, avec des hauts et des bas. Et je suis toujours là.
Et soudain l'université de Liège déclare : « Nous reconnaissons tout ce que vous avez fait ». Je lui en suis très reconnaissant. La soixantaine, c'est le bon moment pour recevoir une reconnaissance de son travail. J'en suis très heureux, mais quand j'ai ouvert la lettre, j'étais très étonné. Je ne pouvais pas le croire.


Anthony Braxton, lors de la table ronde, à l'Université de Liège © ULg Jean-Louis Wertz
L'improvisation tient une grande place dans votre musique. Vous laissez une grande marge de liberté à l'interprète de vos compositions. Que représente pour un compositeur une telle conception de la musique ?
Très bonne question. Un des défis des années 60 fut de redévelopper les structures. Et le modèle que j'ai décidé de construire quand je me suis défini moi-même, et auquel je me réfère encore aujourd'hui, est le modèle tri-centric thought unit, un modèle de structure de la composition selon lequel : 1) il y a une idée d'origine ; vous écrivez pour une instrumentation particulière, comme c'est le cas pour les compositions musicales traditionnelles ; 2) dans mon système, chaque composition a une composante fonctionnelle secondaire : si une pièce est écrite pour un orchestre, il est permis de faire jouer par exemple par cinq accordéons ce qui était prévu pour les cuivres ; vous pouvez changer l'instrumentation d'origine comme vous l'entendez ; c'est une conception différente de la structure ; 3) dans mon système, chaque composition a une composante de placement génétique : vous pouvez prendre deux mesures dans la Composition 96 et l'implanter dans la Composition 41. Ce n'est pas un modèle structurel fondé sur le jazz ou la musique classique, mais cela n'aurait pu exister sans eux. C'est, à mon avis, une idée neuve d'intégration et de distribution.
Et pour en revenir à votre question, voici ce que je demande à l'interprète : « S'il y a une de mes compositions que vous aimez, jouez-la d'abord telle qu'elle a été conçue ; lorsque vous l'avez apprise, faites-en ensuite quelque chose de différent ; prenez la musique et allez vers le mouvement. » Je veux que ce système soit vivant et que l'interprète ait la possibilité de refabriquer ce matériau, de telle sorte que cela puisse aussi exprimer la vie et l'expérience de la personne qui le joue. Cela réclame une conception différente de la structure, de la conception et de l'improvisation.