Entretien avec Frederic Rzewski

Lors de cet entretien, nous avons voulu approfondir une double thématique, liée à l'attribution du titre de docteur Honoris Causa à Frederic Rzewski : le dépassement des clivages (esthétiques, sociaux et culturels) qui marque l'ensemble de sa carrière et de son œuvre ainsi que le rôle de transmetteur de musique et de savoir que le compositeur n'a jamais cessé d'assumer. Frederic Rzewski a accepté de répondre à nos questions avec une extrême générosité de temps et de paroles. 

0080© Tilt-ulg-dr - Sujet- Musiciens

L'ensemble de votre œuvre témoigne d'une nette volonté de dépasser les clivages entre expérimentation, musiques dites populaires et facture classique. Ce caractère hybride permet-il, selon vous, à l'auditeur de disposer de repères et d'accéder plus facilement à votre musique ?

C'était plus ou moins la base théorique des mouvements qui ont évolué dans les années soixante mais c'était peut-être un peu trop théorique. En effet, ce ne sont pas les musiciens qui décident de cela, mais l'industrie, les institutions de la culture. Les ouvertures qui existaient il y a quarante ans n'existent pratiquement plus. Par exemple, dans les années soixante, il y avait une sorte de culture underground, il y avait pléthore de petites compagnies de disques... C'est ce qui permettait aux groupes expérimentaux de faire connaître leur travail. Aujourd'hui, nous le  savons, il n'y a peut-être que trois maisons de disques qui dominent le marché. Les institutions gravitent toujours vers plus d'uniformité. On ne peut donc plus parler aujourd'hui d'avant-garde dans les mêmes termes.

Photo © ULg- Michel Houet 

Force est de constater le non-renouvellement du public des salles de concerts de musique dite sérieuse. Pensez-vous que ce type de structure, très institutionnalisée, puisse accueillir l'expression artistique dans ce qu'elle a de plus actuel, de plus énergique ?

Absolument. Le potentiel est toujours là. D'ailleurs, c'est très variable de pays en pays. Je reviens de Londres où j'ai assisté à plusieurs concerts des Proms1 au Royal Albert Hall, immense structure de 6000 places où l'on invite les plus grands orchestres d'Europe et d'ailleurs (pas tellement des États-Unis pour le moment et ce, pour toutes sortes de raisons qui n'ont rien à voir avec la musique). Cette salle est presque toujours pleine, de toutes sortes de gens. C'est extraordinaire, unique et typique de Londres. Dans d'autres capitales, c'est plutôt un public âgé, aisé... comme toujours d'ailleurs. La musique classique a toujours été le lieu des riches, de la bourgeoisie.

Par ailleurs, au Venezuela, depuis vingt-cinq ans peut-être, existe l'Orchestra [Nazionale] della Gioventù. Il existait déjà avant Chavez, mais Chavez l'a doté de moyens. Cet orchestre fait des tournées un peu partout. À mon avis, c'est une des initiatives les plus intéressantes dans la musique classique ces dernières années. On commence à l'imiter dans d'autres pays, même à New York ; on crée des orchestres de jeunes dans des quartiers pauvres etc. Il paraît que cela a beaucoup de succès. Et c'est très encourageant. La musique classique pourrait avoir un avenir brillant encore...

Les partitions de vos pièces figurent en accès libre sur le web. Pouvez-vous en expliquer les raisons ?

Oui, c'est exact. Je suis étonné qu'il n'y ait pas beaucoup plus de mes collègues qui fassent la même chose. Les éditeurs musicaux étaient utiles il y a cent ans, peut-être encore il y a cinquante ans. Aujourd'hui ils ne le sont plus. Leur fonction est devenue pratiquement parasitaire. Je dis toujours à mes élèves : surtout ne donnez pas vos œuvres à un éditeur musical ! Il y a peut-être quelques possibilités que, de cette façon, elles soient diffusées (peut-être dans le cas de musique pour orchestre, etc.) mais la plupart de la création musicale actuelle se fait d'une autre manière. La musique est jouée par des solistes, par des petits ensembles qui prolifèrent ces dernières années. Il y a beaucoup maintenant de jeunes groupes, de jeunes musiciens qui jouent très très bien. C'est très encourageant. Mais pour ça, les institutions ne sont plus utiles, au contraire... Grâce aux nouveaux moyens (internet...), il est possible de s'en passer. Il suffit de scanner la partition, de l'envoyer et c'est parti. Il existe un site au Danemark, à l'université d'Aarhus qui s'emploie à mettre en ligne les partitions2. Je trouve cela beaucoup plus utile que de les donner à n'importe quel éditeur... Si vous voulez acheter une partition de John Cage, non seulement cela coûte très cher mais il faut attendre des semaines avant de la recevoir. Donc, je crois que cela appartient au passé.

Les droits d'auteurs ne font donc pas pour vous partie intégrante de la valorisation de la profession de compositeur ?

Je trouve que cette notion de droit d'auteur est une cruelle « misnomer ». Il faudrait surtout parler des droits d'éditeurs. Ce sont eux qui en profitent. Les auteurs sont les derniers à avoir quelques bénéfices. Ceci est variable de pays en pays mais c'est un système qui, en général, ne fonctionne pas très bien. Il y a deux sociétés américaines : ASCAP et BMI3. Moi j'appartiens à BMI depuis plus de trente ans. Il y a là des gens intelligents qui s'efforcent de mettre en valeur la musique contemporaine mais de plus en plus, cette musique dite contemporaine est poussée dans le « background ». C'est surtout une entreprise commerciale qui, pour nous, n'est pas très intéressante.



 
1 Il s'agit d'une saison d'été de huit semaines durant lesquelles des concerts de musique classique pour orchestre et d'autres événements sont organisés. Ces manifestations, présentées par la BBC, sont également connues sous le nom de « The Henry Wood Promenade Concerts ».
 2 Il s'agit en fait de le Royal Academy of Music d'Aarhus (Danemark) dont le moteur de recherche en ligne, RAMA-archive, donne accès aux notices détaillées des œuvres et renvoie à diverses partitions en ligne et à leurs fichiers MIDI. Voir http://www.rama-archive.dk
3 The American Society of Composers, Authors and Publishers (ASCAP) et Broadcast Music, Inc (BMI).

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