Entretien avec Frederic Rzewski

Votre œuvre est empreinte d'un net engagement politique. Avez-vous la conviction que le compositeur et l'interprète, en tant que personnages publics, ont un rôle à jouer dans la société ? Peuvent-ils être des éveilleurs de conscience ?

De nouveau, je dirais que cela ne dépend pas du musicien. Il y a des moments où la musique se trouve sur la scène, exposée à l'attention du monde. Mais cela ne dépend en général pas des artistes. Il ne faut pas être trop optimiste à cet égard. En 68 et dans les années suivantes, il y avait une sorte de mouvement politique parmi les musiciens. On avait des idées... Il y avait une tendance utopiste, un peu enfantine, naïve. (soupir) On avait à l'époque la sensation que le monde allait changer et que la musique pourrait jouer un rôle dans ce processus de changement. Dans les décennies qui ont suivi, on s'est rendu compte qu'au fond, le monde n'allait pas changer et que la musique, si elle devait jouer un rôle - peut-être qu'elle en avait un à jouer - l'assumerait de manière bien plus modeste qu'on le pensait à l'époque (rires). C'est complexe. Donc, un artiste doit faire ce qui est possible. Les idées révolutionnaires, utopistes ont peut-être eu de l'importance lorsqu'elles ont permis à l'artiste de faire de la bonne musique. C'est cela qui compte finalement : la musique qui en résulte est-elle bonne ou mauvaise ? Mao Tsé-Tung en parle lors du discours sur le forum de Iéna. Il parle de la musique, des œuvres en général : l'important [dit-il], ce n'est pas tellement que l'art suive la ligne politique juste, non. L'important, c'est que les artistes fassent des œuvres de bonne qualité. C'est cela qui intéresse les hommes et ensuite, on peut chercher du côté politique.

Vos idéaux politiques vous ont fait dire qu'un changement viscéral du monde était imminent. Si je vous ai bien compris, il s'agirait de se libérer d'un fatras institutionnel, oppressant et inhibant pour l'individu : une sorte de vision utopique d'une société du futur où les rapports retrouveraient leur naturel. Dans cette vision, l'improvisation jazz émerge comme forme expérimentale précoce d'une pratique sociale, comme métaphore d'une possible organisation politique.

Ce n'est pas une idée à moi (rires). Ces idées étaient très répandues. M. [Archie] Shepp était d'ailleurs l'un des premiers à s'emparer dans les années soixante de cette idée selon laquelle la musique improvisée, le free jazz faisait partie du mouvement de libération du peuple afro-américain etc. (soupir) Peut-être qu'il avait raison ? Comment peut-on le savoir ? Comment peut-on prouver que la musique puisse avoir un effet sur la société ? Comment peut-on savoir comment serait le monde aujourd'hui si Mozart n'avait pas écrit  Le Nozze di Figaro ? C'est impossible !

Je voudrais terminer cet entretien en vous invitant à dire quelques mots de l'œuvre que vous avez choisi de jouer demain soir, le livre 5 des nanosonates. Cette œuvre interpelle dès son titre. On saisit l'inspiration, peu banale, puisées dans les nanotechnologies. Certes, musique et mathématique sont indissociables depuis toujours. Au XXe siècle, musique et expérimentations scientifiques ont fait l'objet de nombreuses recherches. Mais votre pièce semble différente. S'agit-il d'une tentative métaphorique ? Milton Schlosse5 dit qu'il s'agit de laisser à la technologie une forme d'expression artistique. Êtes-vous d'accord avec ceci ?

Non. Les nanosonates consistent en une série de morceaux pour piano que j'ai commencée il y a trois ans. Cette série fait à présent deux heures de musique environ. L'inspiration est venue d'une connaissance japonaise, un fan qui travaille dans les nanotechnologies. Lui-même est pianiste amateur et joue ma musique. Il m'a envoyé un article scientifique qu'il a écrit sur ces problématiques, que je ne comprenais pas du tout (rires). À la fin [de cet article], il cite le nom des gens qui l'ont influencé, dont je faisais partie. Dans la lettre qui accompagnait cet article, il me disait : « Maintenant, votre nom vivra toujours dans les annales de la science. » (rires) Je sentais que je devais lui faire un cadeau en échange. J'ai donc écrit un morceau pour piano, qui me plaisait, qui était basé sur quelque chose qu'il m'a montré... une image qui me fascinait. C'est parti de là. S'il y a un modèle pour ces pièces, ce sont les « Lieder ohne Worte », les « Romances sans parole » de Mendelssohn. J'aime beaucoup cette œuvre. C'est sans rapport spécial avec la technologie (rires).

Qu'en est-il du rapport à la forme classique de la sonate ?

Ces sonates ne sont pas des sonates dans le sens du XIXe siècle. Elles sont peut-être comparables aux sonates de Scarlatti qui sont aussi des morceaux courts. Chaque pièce est une sorte de monde séparé de tous les autres. Une nanosonate pour moi, c'est une forme qui contient des thèmes - comme dans la sonate classique - mais qui ne sont pas développés. Ils sont là pendant un moment puis ils disparaissent.

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Photo © ULg- J.-L. Wertz

Une espèce de condensé de la forme ?

J'ai étudié le russe parce que je voulais lire Tolstoï dans le texte original. Tolstoï est un auteur qui fait quelque chose de très original. Il fait entrer en scène un personnage et, en quelques phrases, il montre qu'il aurait pu s'il l'avait voulu, écrire tout un roman sur lui. Mais il ne le fait pas. Le personnage entre dans le wagon du train, Tolstoï en parle, dit deux ou trois phrases et puis le fait disparaître pour toujours. Cela m'a aussi inspiré pour ces pièces.

Dans votre œuvre en général, il semble que la forme et la structure occupent une place centrale. Comment pensez-vous la forme ? Précède-t-elle l'acte de création proprement dit ?

Non. Enfin... chacun fait à sa manière. Moi je trouve que ça marche bien quand je ne sais pas ce que je fais.

Vous laissez donc libre cours à votre inspiration ? Sans concept formel préalable ?

Si, mais cela ne veut pas nécessairement dire que je le respecte. Quelquefois, la forme est une sorte de structure de base qui sert à construire mais qui disparaît. Dans l'œuvre terminée, il arrive qu'on ne retrouve plus l'idée originale. Mais je crois que c'est plutôt normal.

Une dernière question relative à votre méthode de composition. Souvent, vous ne manquez pas de ménager des espaces de liberté pour l'interprète - je pense aux parties improvisées ou à la pluralité des interprétations possibles. Comment organisez-vous le texte musical : faites-vous en sorte d'écrire de manière extrêmement précise certaines parties et laissez-vous d'autres plus lâches, ouvertes ? Y-a-t-il donc une forme de disparité dans l'écriture ?  

Oui ! J'aime beaucoup les situations où il y a les deux : des choses très précises et des choses ouvertes. On trouve cela chez Beethoven. Beethoven est un compositeur très précis dans sa notation. En même temps, son écriture permet une multiplicité d'interprétations. Il y a toute sorte de façons de lire le même texte, qui sont également intéressantes. C'est cela qui, à mon avis, fait que la musique de Beethoven est toujours jouée. Chaque génération trouve une nouvelle manière de lire son texte, ce qui est peut-être différent chez Bach, et plus encore  aujourd'hui, chez beaucoup de compositeurs qui ne parviennent pas à ce genre de flexibilité. C'est cette incertitude, cet élément de flexibilité qui m'intéresse.

J'aime beaucoup la musique de Schumann. C'est aussi un compositeur dont il y a beaucoup de lectures possibles. En même temps, il y a une forte tradition dans la musique classique qui tend vers l'orthodoxie. Dès lors, des interprètes qui ont des idées originales n'arrivent pas facilement à convaincre le public classique qui veut écouter cette musique comme si c'était enregistré pour toujours...

Propos recueillis par Émilie Corswarem
Septembre 2009

crayon

Émilie Corswarem enseigne l'histoire de la musique à l'ULg. Ses travaux portent  notamment sur les rapports entre musique et pouvoirs.


 

5 Milton Schlosser, pianiste et professeur au Département de musique de l'Université d'Alberta (Canada) commanda à Frederic Rzewski une nouvelle œuvre pour piano : la première des nanosonatas. Milton Schlosser avait précédemment enregistré Frederic Rzewski's De Profundis and North American Ballads.

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