Entretien avec Frederic Rzewski

Je voudrais rebondir sur cette marginalisation de la création contemporaine. Votre activité au sein du groupe « MEV4 » se fondait sur un rapport collectif à la création, à la recherche de nouvelles formes et a fortiori à l'improvisation. Cette activité, on ne peut l'oublier, était intimement liée à une époque de changements fondamentaux. Voyez-vous se dégager dans la génération actuelle de nouvelles formes, un vocabulaire qui se veut en adéquation avec notre société ?

Il y a à peu près partout dans le monde ce genre d'activité musicale : une musique qui généralement est difficile à définir et qui se caractérise par sa tendance à mélanger musique écrite, improvisation, langage de l'avant-garde et traditions populaires, l'électronique et l'acoustique etc. La seule chose qu'il manque, ce sont des lieux, une scène où cette musique peut se montrer. Il y a à cela toutes sortes de raisons, et notamment la difficulté pour les jeunes artistes de survivre dans les grands centres comme New York ou Paris. Cela coûte trop cher. Ils sont donc obligés de se déplacer vers la province. On voit cela assez clairement dans un pays comme l'Italie où, il y a quarante ans, la musique dite d'avant-garde se trouvait seulement dans quelques grandes villes comme Milan, Rome, Venise, Florence etc. Aujourd'hui, vous trouvez à Rome des concerts de Steve Reich, Philip Glass etc. Mais, vous trouverez difficilement des endroits où des groupes de jeunes peuvent se produire. À Bari, à Palerme, en Sardaigne, il est moins difficile pour les jeunes d'exister, de communiquer, d'échanger des idées, de se produire. Peut-être devant un public provincial, mais pourquoi pas ? Je ne sais pas si ça va changer. C'est difficile à prévoir. On vit dans un monde en flux.

L'Italie actuelle n'inspire pas beaucoup d'optimisme pour un futur immédiat.

(Rires). C'est difficile d'être optimiste en général. L'Italie est peut-être un exemple extrême mais c'est un peu la même chose partout... Londres est toujours une exception et je ne comprends pas comment c'est possible. Londres a encore une vie très active. Il y a des endroits, de jeunes groupes qui se produisent et pourtant, Londres est aussi une ville très chère.

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Photo © ULg- J.-L. Wertz

Vous parlez des jeunes musiciens. Je saisis l'occasion pour aborder la deuxième thématique, celle de la transmission. Quand on s'intéresse à votre carrière, on pense tout d'abord à comment dans les années soixante, vous vous êtes fait connaître en tant que transmetteur de la musique d'autres compositeurs (Karlheinz Stockhausen, Henri Pousseur, Cornelius Cardew, Beethoven...). Cette fonction de transmetteur, vous l'avez ensuite exercée en tant qu'enseignant au Conservatoire de Liège et ailleurs. Tout au long de votre carrière, cette activité de transmission fut présente. Nourrit-elle votre activité de compositeur ?

J'ai enseigné à Liège pendant de nombreuses années mais j'ai aussi beaucoup voyagé. J'ai fait de petites résidences dans différentes écoles en Europe et aux États-Unis durant quelques semaines ou quelques mois. La situation change tout le temps, cela dépend beaucoup de qui est là. Par exemple, il y a quinze ou vingt ans à Liège, il y avait, pour différentes raisons, pratiquement le même nombre de femmes et d'hommes au conservatoire. Et puis, cela a changé. Durant les dernières années de mon enseignement, les femmes ont disparu. Pas totalement mais... On peut peut-être dire que ce n'est pas tellement important mais je l'ai tout de même constaté...

On remarque ce même phénomène de non parité dans les ensembles musicaux gravitant sur la scène plus alternative...

[soupir] La musique a toujours été affaire d'hommes. Si vous regardez la musique africaine classique, vous constatez que ce sont des hommes qui jouent les tambours etc. Les femmes sont pratiquement exclues. Et dans la musique classique européenne, c'est la même chose. Il y a cinq cents ans, il fallait être prêtre pour être musicien.

Bien sûr, ce phénomène était lié à des interdictions de l'Église. Les femmes n'avaient pas le même accès à l'enseignement musical et n'accédaient donc pas aux mêmes possibilités de carrière. Or, aujourd'hui, ces prescriptions sont tombées. On pourrait s'attendre à plus de mixité.

C'est variable... Dans les années soixante, il y avait un mouvement féministe fort. Maintenant, le féminisme est plutôt en retrait. C'est quelque chose qui change avec le temps. Actuellement, ce n'est pas un très bon moment... Le langage musical change. Dans les années soixante, à l'époque de la guerre du Vietnam, la musique jouait un rôle important dans le mouvement antimilitariste pour toutes sortes de raisons. Aujourd'hui, non. On cherche en vain dans des manifestations altermondialistes etc., de nouvelles voies. On ne fait plus de chansons politiques.


 

4 Frederic Rzewski cofonda Musica Elettronica Viva, avec Alvin Curran et Richard Teitelbaum. MEV concevait la musique en tant que processus collectif, pratiquant notamment l'improvisation et la musique électronique live. 

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