Absolument omniprésente dans les discours politique, économique, pédagogique ou même sportif, la notion d'efficacité telle qu'on la conçoit aujourd'hui pose question, et notamment aux philosophes. Professeur à l'Université de Paris VII, le sinologue François Jullien a ouvert un cycle de conférences sur ce thème, organisé par le service de Philosophie morale et politique de l'ULg.

L'efficacité semble être devenue une donnée centrale du monde contemporain et occuper tout l'espace de la norme : d'une part, l'efficacité est comme telle une norme majeure, d'autre part, toute norme est pensée en fonction de son efficacité. Mais bien qu'elle soit un principe central dans la pensée contemporaine, l'efficacité a rarement été réfléchie et questionnée d'un point de vue philosophique. C'est pourquoi le service de Philosophie morale et politique de l'Université de Liège a lancé une série de conférences sous l'intitulé « Efficacité : normes et savoirs ».
Le philosophe et sinologue François Jullien1 a inauguré ce cycle mardi 6 octobre, en proposant un détour très éclairant par la pensée chinoise. L'efficacité (ou « efficience »), conçue en Chine comme exploitation d'un potentiel de situation et « transformation silencieuse », met en lumière, par contraste, les concepts de modélisation, de finalité et d'action qui régissent - souvent inconsciemment - la pensée occidentale de l'efficacité. Interroger du « dehors », à partir de l'expérience chinoise, notre efficacité occidentale, tel était bien le but de la première séance de ce séminaire, qui entend réfléchir à l'omniprésence de cette notion dans les discours et pratiques actuels.
On remarque en effet que la production de savoirs et de normes est aujourd'hui entièrement pensée à partir de son efficacité. Une norme, un modèle, une loi, une règle ne se justifient plus seulement en fonction de leur caractère juste, vrai ou raisonnable, mais aussi de plus en plus en fonction de leur caractère efficace. Comme l'explique Thomas Berns, chargé d'enseignement de la philosophie du droit à l'Université de Liège, « cette notion d'efficacité en implique une autre : celle de l'évaluation constante de l'efficacité. D'où l'apparition de nouvelles stratégies pour agir sur les comportements ». Concrètement, on pense ici aux activités de profilage dans les technologies de l'information et de la communication qui permettent de développer des actions extrêmement efficaces sur les comportements, activités de normalisation qui elles-mêmes s'adaptent incessamment. De même, les universités sont gérées par des procédures d'évaluation, selon un mode de gestion qui, de la recherche à l'enseignement, est mis en avant exclusivement au nom de son efficacité.
Or s'il est évident que c'est un critère dont il faut tenir compte, l'efficacité peut aussi entrer en concurrence avec d'autres valeurs comme la justice ou la vérité. « C'est précisément ces nouveaux dispositifs de soumission exclusive des normes à la notion d'efficacité que nous souhaitons analyser tout au long du séminaire ». Quels changements dans la nature de la norme et dans la nature de la connaissance découlent de ce nouveau type de gouvernement entièrement concentré sur son efficacité ? Les intervenants se pencheront donc également sur la concurrence qui peut intervenir entre le juste et l'efficace, concurrence telle qu'elle peut être vécue dans le monde juridique : quel changement la valeur d'efficacité fait-elle subir à l'idée même de la loi ou de la règle ?
Ce cycle de conférences tentera ainsi de mettre en avant quelques-unes des tentatives majeures de pensée philosophique de l'efficacité. Quel est ce « pli » européen - mis en évidence par François Jullien - de la modélisation, ce cadre impensé dans lequel nous pensons l'efficacité comme adéquation entre la fin et les moyens ? Qu'est-ce que l'efficacité des mathématiques ? Comment la philosophie du droit traite-t-elle de la question de l'efficacité ? Comment la philosophie du langage a-t-elle permis de mettre en évidence l'importance de la question de la réussite d'un énoncé ? Autant de questions et réflexions auxquelles ce séminaire tentera de répondre.
Vinciane Pinte
Octobre 2009

Vinciane Pinte est journaliste indépendante.
Thomas Berns enseigne la philosophie du droit au service de Philosophie morale et politique de l'Université de Liège.
Le cycle de conférences est ouvert à tous et se déroule du 16 octobre au 18 décembre 2009, durant six vendredis après-midi, de 13h à 17h.
Pour plus d'informations : http://www.philopol.ulg.ac.be/2_1_agenda.html
1 François Jullien est professeur à l'Université Paris 7 et directeur de l'Institut de la pensée contemporaine. Dernier ouvrage paru : La philosophie inquiétée par la pensée chinoise (Paris, Seuil, 2009), où est notamment reprise une Conférence sur l'efficacité, publiée en 2008 aux PUF (collection Libelles).