Mon cher Ami
J’ai essayé de vous téléphoner... Mais folie de moi ! Ce grand vent de jeanfoutrerie Pentecôte Patati Ascension tourneboule les appareils ! [...] Pas libre Pas libre ! Je renonce...
Publié dans la Blanche de Gallimard, l’édition originale de Lettres à la N.R.F., 1931-1961 rassemble près de sept cent cinquante lettres de la main de Céline. Cette riche correspondance débute par une lettre de 1931, lorsque le médecin de banlieue propose aux éditions de la Nouvelle Revue Française – intimement liée à la maison Gallimard – un manuscrit : « Monsieur, je viens de terminer un travail, une sorte de Roman, dont la rédaction m’a pris plusieurs années [...]». Cette « sorte de Roman », c’est l’emblématique Voyage au bout de la nuit. La N.R.F. exige un résumé, s’extasie, recommande la suppression de passages « un peu monotones » ; Céline, las d’attendre, publie chez Denoël. Ce premier rendez-vous manqué entre l’auteur et celui qui deviendra son éditeur augure une relation orageuse, qui se noue au fil des lettres.
La version Folio (2011), qui reprend un pan de cette production épistolaire, fait découvrir au lecteur la personnalité de cet écrivain controversé. La rhétorique truculente de Céline s’y heurte à l’impassible amabilité de Gaston Gallimard. Leurs échanges déconcertent le lecteur : pourquoi une telle persévérance de Gallimard à encaisser insultes et récriminations du médecin ? Cette résolution tient sans doute à sa volonté de le conserver coûte que coûte dans son catalogue : en éditeur averti, il sait qu’il tient un des auteurs les plus talentueux de son temps, « défonceur de la porte de cette chambre où stagnait le roman jusqu’au Voyage ». Pour cette pépite littéraire, il accepte de « faire joujou », comme il le confesse lui-même – pourvu que le prochain contrat lui revienne.
Les Lettres à la N.R.F. sont non seulement l’occasion de découvrir cette relation unique entre un auteur et un éditeur, mais également de lever le voile sur un nouveau pan de l’écriture célinienne. Car ses missives ne sont pas uniquement des fragments de vie prosaïques : ils portent la marque de leur auteur, une lucidité semblable à celle qui hante ses descriptions au scalpel de « l’enfer ordinaire ». Loin de ne constituer qu’une annexe distrayante, sa correspondance est indissociable de son oeuvre, tout comme l’homme l’est de l’écrivain. Acceptons donc l’invitation de son préfacier Philippe Sollers : « Lecteur de bonne foi, lis-le ».
Julie Delbouille
Juin 2013
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