Sans être une lecture à proprement parler « estivale », le roman autobiographique Le festin nu (Naked Lunch) (1959) de l’américain William Burroughs est dépaysant à plus d’un titre. Passage d’un milieu bourgeois à une vie marginale de drogué, voyages depuis les bas-fonds de New York, vers Mexico, Tanger, Londres et Paris, changements de métier (d’employé dans une agence de pub à destructeur de parasites, en passant par détective pour la pègre de New-York), quête philosophique (« factualisme » contre le mysticisme), défense du libre arbitre contre toutes les formes de coercition (des dictatures aux médias, en passant par différentes sectes), quête de connaissance (de la psychanalyse à la biologie médicale appliquée, en passant par la littérature), et enfin, changement d’orientation sexuelle, ces voyages de tout type vécus par l’auteur s’articulent et s’amalgament dans le roman pour donner lieu à la construction d’un monde imaginaire où la cohérence de temps, d’espace, d’action, des personnages et même de la narration est à rechercher précisément dans un ailleurs qui n’obéit plus aux strictes lois de la logique rationnelle.
Les lieux traversés par l’auteur prennent, dans la fiction, l’apparence de cités fantomatiques (« Libertie », « Annexie », « Interzone ») qui s’interpénètrent tout en représentant différentes étapes d’un cheminement mental entre contrôle et liberté de la pensée, et où surviennent des conflits entre divers courants de pensée représentés par des factions politiques fictionnelles (les « Factualistes » contre les « Émissionistes », les « Divisionistes » et les « Liquéfactionnistes »), le tout faisant cependant référence à des personnes et événements bien réels, notamment aux membres de la Beat Generation qui lui sont proches (Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Lucien Carr etc.), à une affaire de meurtre entre amis (l’affaire Carr-Kammerer) et à l’homicide involontaire de sa propre femme en jouant à la roulette russe. Suite à ces dérives d’identité idéologique et sexuelle renforcées par les psychoses dues aux drogues, les personnages eux-mêmes deviennent hypothétiques dans le sens où le lecteur tend à se demander s’ils existent où s’il s’agit de projections du héros qui semble s’appréhender lui-même comme plusieurs personnes physiquement et mentalement distinctes. Tous ces phénomènes sont laissés à l’interprétation du lecteur, ce qui renforce encore le plaisir de la lecture, par la recherche d’une logique dans l’apparente incohérence. Ces aspects du récit et de la vie de Burroughs ont fait l’objet d’une magnifique adaptation et interprétation cinématographique par David Cronenberg (1991), à voir absolument.
Émilie Goin
Juin 2013
William Burroughs, Le festin nu, Éd. Gallimard, coll. Folio SF (trad. Éric Kahane), 2002
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