Herta Muller, Animal du cœur
Herta Müller naît en 1953 dans le Banat roumain au sein de la communauté germanophone. Enfant unique orpheline de père très jeune, elle commence par travailler en usine. Suite à son renvoi à cause de sa proximité avec un groupe d’intellectuels, elle se met à écrire. La parution de son premier roman (Niederungen, non traduit en français), dont le cadre est son village natal, lui vaut injures et crachats. «En Roumanie, déclarait-elle en décembre 2009 à Raphaëlle Rérolle du Monde, j’ai intégré la peur de la mort au quotidien. Pour ne pas m’effondrer, j’ai essayé de conférer une normalité aux événements limites. Il fallait garder contenance pour ne pas être détruite.» «La peur était omniprésente, poursuit-elle. Il n’y avait plus rien d’autre. (…) On n’a plus d’intimité, plus de vie privée. (…) Le plus terrible, c’est le sentiment d’impuissance.»
En 1987, Herta Müller se réfugie en Allemagne (elle vit aujourd’hui à Berlin), recevant dans un premier temps des menaces de mort de la Securitate, Ses livres sont écrits en allemand, la langue que tout le monde parlait dans son village (sauf le médecin et le policier, précise-t-elle). Le roumain, elle ne l’a appris qu’à 15 ans par la lecture de livres, en découvrant la «beauté» et la richesse. Au point de penser qu’il «correspondait plus à sa nature» que l’allemand. Son seul livre en cette langue, écrit à partir de collages de mots découpés dans les journaux au retour d’un voyage en Roumanie, est paru en 2005.
Lorsqu’elle reçoit le Prix Nobel de Littérature en 2009, trois de ses romans sont traduits en français: L’homme est un grand faisan sur terre (Maren Sell), Le Renard était déjà le chasseur (Seuil, 1997) et La Convocation (Métailié, 2001. Dans la foulée du prix, Gallimard traduit La Bascule du souffle (2009). Ils parlent tous de l’univers concentrationnaire mis en place par Ceausescu dont la communauté à laquelle elle appartient a été, si l’on peut dire, doublement victime.
L’héroïne d’Animal du cœur (publié à Munich en 2007), qui a quitté son village pour un lycée en ville, partage avec cinq autres filles une chambre équipée d’un haut-parleur diffusant en permanence des chants d’ouvriers. Chaque adolescente regroupe ses maigres avoirs, principalement une boule de collants en coton, dans une valise glissée sous le lit continuellement fouillée par d’autres, à l’instar du placard où elles accrochent leurs vêtements. Et où l’une d’elles, Lola, la plus pauvre, est retrouvée pendue avec la ceinture de la narratrice. Celle-ci découvre dans ses affaires son journal secret qui disparaît de sa propre valise où elle l’avait glissé avant d’avoir pu le lire intégralement.
Elle se lie alors avec trois garçons qui remettent en cause la version officielle du suicide. Nous allons les suivre tout au long du roman lorsque, rentré chez eux après leurs études, ils tentent de mener une vie normale. Mais ils sont persécutés par un certain capitaine Piele flanqué d’un chien particulièrement agressif. La peur, la méfiance les habitent continuellement. Et s’ils continuent à régulièrement se voir, dans des circonstances pas toujours faciles, c’est pour se convaincre qu’ils disposent encore d’une petite part de liberté.
(trad.Claire de Oliveira, Gallimard, 232 p.)
Eugen Ruge, Quand la lumière décline
Ce roman venu de l’ancienne RDA est une ample fresque mêlant, sur quatre générations, la petite et la grande Histoire. Eugen Ruge, né en 1954, y dépeint avec brio la vie d’une famille vivant de l’autre côté du Rideau de Fer au cours de la deuxième moitié du 20e siècle.
Exilés au Mexique pendant le Deuxième Guerre mondiale, Wilhelm et Charlotte regagnent la «nouvelle Allemagne» afin d’y bâtir un communisme radieux. Leurs deux fils Werner et Kurt, pour avoir critiqué le pacte germano-soviétique, ont été envoyés au goulag. Le premier y est mort tandis que le second revient en 1956 avec une épouse russe, Irina. Devenu un historien officiel et auteur prolifique, couvert de médailles et de décorations, Kurt finit par espérer l’avènement d’un communisme «à visage humain». Son fils, Alexander, dit Sacha, conçu à l’annonce de la mort de Staline, est, lui, complètement lucide quant à l’incapacité de ce régime à rendre l’homme heureux. Obligé d’aller défendre les frontières de l'État pendant son service militaire en 1972, il se désole de ne pouvoir assister à un concert des Rolling Stones ou manifester comme à Berlin Ouest. Il finira d’ailleurs par fuir le pays en octobre 1989, quelques jours avant la chute du Mur de Berlin. Quant à Markus, son fils né au milieu des années 1970, il est déjà dans l’après.
Ce roman est d’autant plus réaliste qu’il est inspiré de la famille de l’auteur lui-même. Mathématicien de profession, Eugen Ruge, qui a quitté la RDA en 1988, convaincu de la pérennité d’un pays où il s’ennuyait, a attendu plus de 55 ans avant de l’écrire. Alternant les points de vue, Quand la lumière décline communique parfaitement un sentiment d’oppression, d’ennui, de vacuité. Il est construit en vingt chapitres mélangeant les dates, de 1952, l’année du retour de Wilhelm et Charlotte en RDA, à 2001 et le voyage d’Alexander au Mexique sur la trace de ses grands-parents. Un même jour revient à six reprises, sous autant de regards différents, le 1er octobre 1989 où la famille se réunit pour les 90 ans du patriarche.
(trad. Pierre Deshusses, Les Escales, 423 p.)
Uwe Tellkamp, La Tour
Best-seller en Allemagne à sa parution en 2008, La Tour est le premier roman traduit en français de son auteur né à Dresde en 1968. Sous-titrée «Histoire en provenance d’une terre engloutie», cette fresque à la fois historique et contemporaine de près de mille pages raconte effectivement l’agonie de son pays créé au lendemain de la guerre. Ancien médecin, Uwe Tellkamp braque son objectif sur les Hoffmann, une famille bourgeoise des beaux quartiers de sa ville natale pendant la période allant de la mort de Brejnev en 1982 à la Chute du Mur de Berlin sept ans plus tard. On rencontre le père chirurgien qui voit le système de santé aller à vau-l’eau, l’oncle éditeur censuré et le fils que sa liberté de parole conduira en prison. Autour d’eux, gravitent une foule de personnages, notamment féminins, qui se débattent comme ils le peuvent dans ce monde en déliquescence.
Avec une froide ironie, le romancier prend son temps pour raconter la déglingue à tous les niveaux d’un État et, au-delà, d’un système. Chape de plomb, absurdités en tous genres, poids bureaucratique, peur permanente, sont au menu d’existences naviguant dans un monde aux limites du grotesque, quasiment ubuesque, dont on pourrait rire s’il n’était si tragique. On est pris de vertige, mais aussi de terreur à la lecture de cette Tour qui, à l’instar des chefs-d’œuvre romanesques qui l’ont précédée, transforme un univers tangible en une épopée littéraire aussi ambitieuse qu’étourdissante.
(trad. Olivier Mannoni, Grasset, 965 p.)
Christoph Hein, Paula T. une femme allemande
Bien qu’ayant fait ses études à Berlin Ouest, c’est dans l’autre moitié de la ville que Christoph Hein, né en 1944, a mené une carrière d’auteur de pièces de théâtre, de nouvelles et de romans où il se plaît à notamment stigmatiser la raideur idéologique de l’Allemagne de l’Est. Édité à Francfort en 2007, ce roman est tout entier centré sur la femme qui lui donne son titre. Dès les premières pages, on apprend le suicide de Paula dont le corps a été retrouvé dans un bras ensablé de la Loire. Elle a laissé une lettre où elle parle d’«insinuations», de «calomnies», du «fardeau» de son existence. Comment en est-elle arrivée là? C’est ce que révèle ce récit dans lequel l’auteur se glisse dans la peau de son héroïne. Nous découvrons la jeune femme à la veille de son mariage avec un homme plus âgé qu’elle, possessif et vaniteux, cérémonie qu’elle entend repousser, provoquant la colère de son père étriqué et obtus, et le désespoir de sa mère soumise et perdue. Et nous quittons celle qui est devenue une artiste peintre dans un train en partance pour la France au lendemain du mariage de son fils à qui elle a affirmé sa volonté de «changer de vie», de «chercher un nouveau défi». Entre ces deux moments, on découvre comment cette femme volontaire et forte a tout sacrifié à son art, suivant son chemin en refusant de se conformer aux canons d’un réalisme socialiste sclérosé.
Si ce roman est moins ouvertement ancré dans une réalité idéologico-politique que d’autres de Christoph Hein, L’Ami étranger ou Le fils du Horn par exemple, son atmosphère, son ambiance, son climat, le monde dans lequel évolue Paula avec ses filouteries, ses combines et compromissions, tout s’inscrit dans la réalité d’un pays oppressant et oppressif, dénué du moindre espoir d’ouverture ou d’amélioration. Paula T. une femme allemande est le magnifique portrait d’une femme résistante et indépendante.
(trad. Nicole Bary, Métailié, 418 p.)